Incorporer des aliments pour se rapprocher des terroirs

Constatant la diversité des choix alimentaires dans le monde, C. Fischler conclut ‘: ’ ‘«’ ‘ si nous ne consommons pas tout ce qui est biologiquement comestible, c’est que tout ce qui est biologiquement mangeable n’est pas culturellement comestible. »’ 212 En effet, les choix alimentaires constituent une identité en révélant et en reproduisant des pratiques culturelles. A l’inverse, choisir un aliment ou une technique culinaire d’une autre culture que la sienne peut signifier que l’on souhaite la connaître et s’y intégrer. Contrairement au produit industriel, le produit de terroir semble avoir une âme, une identité, des vertus qu’il transmet au consommateur.

C. Fischler décrit ce qu’il se passe au moment de l’incorporation des aliments et ses effets sur le corps comme sur la personne entière. ‘«’ ‘ Incorporer un aliment, c’est, sur un plan réel comme sur un plan imaginaire, incorporer tout ou partie de ses propriétés : nous devenons ce que nous mangeons. L’incorporation fonde l’identité.’ » 213 L’acte de manger n’est donc pas neutre puisque l’aliment a une action sur notre corps et notre esprit. Mais plus que des conséquences sur un individu, l’aliment et sa façon de le consommer intègrent cet individu dans ‘l’ensemble culturel auquel il appartient ou dont il souhaite relever. La consommation ’ ‘«’ ‘ in situ’ » permet par ailleurs de consommer symboliquement le lieu, son âme en incorporant ses qualités, ses propriétés et ses vertus ‘»’ ‘ morales ».’ ‘«’ ‘ On mange bien dans les régions françaises » non seulement parce que ceux qui y vivent semblent gardiens d’un patrimoine gastronomique, peut-être même d’une "sagesse", dans laquelle intimement le sens et les saveurs s’entremêleraient »’ 214 . Le produit est encore meilleur près de son lieu de production puisque l’on s’imprègne de son milieu, de la culture dont il est le résultat. On a pu voir ses techniques de fabrication, ses producteurs. Lorsque leur consommation s’effectue sur le lieu de production, elle renforce l’intégration de l’individu dans la société ; elle crée même une sorte de complicité (pour les touristes) avec l’autochtone.

  • De l’interprétation des produits pour imaginer une société

Le produit de terroir évoque tout à la fois des qualités organoleptiques propres et les savoirs et les savoir-faire spécifiques qui l’ont façonné. Le produit de terroir est dit ‘«’ ‘ typique’ », il est caractéristique du lieu. Il est aussi identifié à la culture qui le contient, parce qu’elle l’a élaboré, parce qu’elle en dépend économiquement et parce qu’elle l’intègre dans ses pratiques culinaires et qu’il compose ses recettes régionales. Le produit exposé évoque ou représente la culture locale dont il est parfois l’emblème. Le produit de terroir inscrit doublement le consommateur urbain dans un terroir : non seulement il imprègne ses sens de la typicité (gustative et olfactive) du terroir mais en plus il convoque en lui les images de la ruralité fondées sur ‘«’ ‘ une vision édénique de la ruralité élevée au rang d’univers anthropologique d’harmonie des hommes entre eux et avec la nature’ 215  ». Effectivement, le consommateur crée un imaginaire autour du produit et de ses modes d’élaboration qu’il définit volontiers comme ‘«’ ‘ traditionnelles’ ». Toutefois, les producteurs valorisent une économie actuelle et non pas folklorique. L. Bérard et Ph. Marchenay remarquent par ailleurs que les producteurs qui s’investissent dans des démarches de labellisation sont souvent à la pointe du développement 216 . Le public est conscient de la modernisation du matériel, y compris dans les petites exploitations où un minimum est nécessaire pour faciliter le travail, s’adapter aux normes. Il n’émet pas de rejet face à l’utilisation – modérée – de matériel moderne. Néanmoins on observe l’absence quasi systématique de cette dimension dans les discours du public et, en moindre mesure, dans ceux des producteurs qui, bien que désireux de montrer une vérité, ne souhaitent pas choquer en révélant des choses que ne pourraient pas accepter les consommateurs. Sur les fêtes, les foires et les marchés, la présentation des techniques passe uniquement par la voie orale. Hormis quelques circuits organisés pour l’occasion, le visiteur ne voit pas physiquement les lieux de production. De plus, les sites inclus dans les circuits sont soigneusement choisis pour mettre en valeur le produit. A Saint-Christohe-en-Brionnais, il s’agit d’un parcours mêlant mythe et paysage esthétique à la réalité qui est proposé à travers un pèlerinage sur le lieu légendaire d’origine de la race, d’une visite du bocage et d’une exploitation. Sur les places marchandes, le consommateur ne voit que le produit fini dont il a une appréhension purement affective : ‘«’ ‘ il a l’air bon’ », ‘«’ ‘ ça sent bon »’… Lorsque le producteur ou l’éleveur évoque les techniques d’élaboration, nous enregistrons essentiellement un discours mettant en lumière des méthodes qui respectent l’animal, les savoir-faire traditionnels et l’environnement. Il ne rentre généralement pas dans les détails à ces moments là. Aussi, l’imaginaire collectif peut-il se constituer sur des images qui renforcent ces représentations ou qui ne les contrarient pas.

  • Des places marchandes pour donner l’illusion d’appartenir à la communauté locale

Si le produit semble meilleur sur le lieu de production ou s’il y est très apprécié, des lieux sont particulièrement prisés : les fêtes, les foires et les marchés qui permettent de s’intégrer et de participer à un moment de la vie locale. Comme nous avons déjà eu l’occasion de l’évoquer, ils garantissent par eux-mêmes une certaine qualité des produits. D’une part, ces lieux de distribution sont perçus comme écoulant des produits naturels, artisanaux et ‘«’ ‘ authentiques’ ». D’autre part, nous avons vu que leur inscription dans le territoire garantit ou légitime authenticité et typicité.

Les fêtes, les foires et les marchés permettent d’acheter les produits du terroir mais ce qui ressort le plus souvent des échanges, c’est la dimension conviviale, l’ambiance ‘«’ ‘ sympathique’ ». Le visiteur devient acteur de la vie locale et rencontre ce qu’il était venu chercher : un échange communautaire, avec l’impression de rencontrer un mode de vie rural idéalisé. La participation aux fêtes, aux foires et aux marchés passe également pour être incorporation symbolique du lieu en participant à la vie locale et en s’imprégnant de l’ambiance, en communiquant ou en communiant avec les populations locales, par le partage d’un repas collectif, comme à Saint-Christophe-en-Brionnais ou à Saulieu. Différents auteurs parmi lesquels J.-P.Poulain, C.Fischler et J.-P. Corbeau, ont montré les changements des pratiques alimentaires et des prises de repas qui tendent vers des formes d’individualisme et d’autonomie. ‘«’ ‘ La modernité alimentaire se déclinerait donc sur le mode de la déstructuration, certains vulgarisateurs n’hésitant pas à parler de "système dé" : dé-structuration, désocialisation, dé-sinstitutionnalisation, dé-implantation horaire, dé-ritualisation.’ 217  » Les repas collectifs seraient ainsi une manière de renouer avec la forme de repas traditionnel ou du moins d’en retrouver l’idée de partage et de communion. Plus que manger un produit, il s’agit de le manger ensemble, d’exprimer un plaisir commun en soulignant la saveur ou la texture du produit. On retrouve l’idée de ‘«’ ‘ commensalisme festif’ » décrit par J.-P.Corbeau au sujet des repas de famille et dont il définit ainsi les effets :

‘« Ce n’est que dans six mois, dans deux ans, dans cinq ans que ce dîner diffusera ses somptueuses saveurs. Ce n’est que dans le souvenir qu’il sera vraiment dégusté, qu’il deviendra inoubliable, que la congruence de ses rituels interactionnels constituera un rite permettant d’affirmer son identité au sein des mutations sociales. 218  » ’

S’il ne s’agit pas ici de famille, nous avons affaire à un groupe, un communauté qui passe pour être unie aux yeux des visiteurs et à laquelle ils attribuent une identité. Le repas collectif marque ainsi un rituel d’appartenance plus ou moins illusoire. En effet, à Saint-Christophe-en-Brionnais comme à Saulieu, le repas se déroule sans fioritures. L’ambiance du repas est plutôt populaire. Chacun défile, son assiette à la main, pour être servi – comme à la cantine – et va s’installer à la place qu’il s’est choisie. Populations locale et touristique se trouvent mêlées et la convivialité du repas fait que tout le monde parle avec ses voisins. Tous sont sur un pied d’égalité et partagent ensemble comme une grande fratrie. Le lieu lui-même (l’emplacement des bovins sur le marché ou la salle des fêtes, sans ornements spécifiques) témoigne d’une certaine simplicité qui montre que tout l’intérêt d’être là se trouve dans le repas et dans ce qu’il s’y passe. Si le monde moderne met en place de nouveaux modes de consommation et de prises des repas, on observe qu’il existe ponctuellement des moments de commensalité. Ici, c’est une communauté ‘«’ ‘ imaginaire’ », ‘«’ ‘ recomposée’ » et dans laquelle s’insère le touriste, qui se met en scène. Comme l’évoque C. Delfosse, les fêtes – mais nous pouvons aussi ajouter les foires et marchés – apportent une dimension traditionnelle qui inscrit le produit dans l’histoire locale. Souvent même, ils sont visités par les touristes comme un musée d’histoire locale. Bien mieux, les places marchandes sont des présentations ou des représentations vivantes d’une culture locale. Pour le visiteur, c’est la découverte d’une culture locale telle qu’elle existe aujourd’hui, mais déformée par les fantasmes urbains. Nous verrons plus loin qu’outre le fait de rassembler divers éléments appartenant à un territoire, on relève l’élaboration d’images accentuant les aspects identitaires, authentiques et traditionnels par des procédures d’esthétisation de la présentation des produits et des animations.

Notes
212.

C. Fischler : L’Homnivore (le goût, la cuisine et le corps), 1990, p.31.

213.

Ibid., p.66.

214.

J.-P.Poulain : « Goût du terroir et tourisme vert à l’heure de l’Europe », 1997, op.cit., p.19.

215.

Ibid.,p.22.

216.

L.Bérard, Ph. Marchenay : « Le vivant, le culturel et le marchand ; les produits de terroir », in Vives campagnes, 2000, p.215.

217.

J.-P.Poulain : Sociologies de l’alimentation, 2002, p.52.

218.

J.-P. Corbeau : « Rituels alimentaires et mutations sociales », Cahiers internationaux de sociologie, 1992, p.120.