5.3.1.3. Une mémoire en construction

Le lieu permet ainsi de fixer la mémoire. Intimement lié au vécu du groupe, il conserve en lui des souvenirs qu’il évoque, qu’il met en scène et qu’il construit. Le lieu est ce que l’on en fait. S’il semble qualifié pour représenter un groupe, c’est parce qu’il reflète les projections de ses idées et de ses attentes, qu’il a été désigné comme le plus apte à les revivifier. L’individu ne voit plus le lieu dans sa réalité la plus objective, mais à travers ce qu’il croit percevoir de significatif, de symbolique.

‘« Les lieux de mémoire supposent d’entrée de jeu, l’enfourchement de deux ordres de réalité : une réalité tangible et saisissable, parfois matérielle, parfois moins, inscrite dans l’espace, le temps, le langage, la tradition, et une réalité purement symbolique, porteuse d’une histoire. La notion est faite pour englober à la fois des objets physiques et des objets symboliques sur la base qu’ils ont « quelque chose » en commun (...). Ce qui compte pour l’historien n’est pas l’identification du lieu, mais le dépli de ce dont ce lieu est la mémoire ». 222

Pour comprendre le lieu de mémoire en tant que tel, il ne s’agit pas tant de le décrire que d’observer ce qu’il représente et par quel processus il opère. En effet, il ne se pose pas comme donné, il résulte de manières particulières de voir et de penser. Il émane d’un discours, d’un travail de recherche ou d’une mise en scène qui l’institue véritablement en lieu de mémoire. Cela suppose donc qu’il y ait une construction préalable autour d’une problématique, d’un consensus ou d’une volonté communs à tous. La définition d’un lieu de mémoire émane donc d’une construction sociale ; il ne se pose pas en lieu de mémoire de lui-même. Cela nécessite qu’il soit perçu et ressenti comme tel par le groupe qu’il veut représenter et rassembler. L’élection d’un lieu précis résulte ainsi d’un choix qui le transforme en emblème, en symbole d’une mémoire qu’il veut préserver et qu’il veut qu’on garde en souvenir. Qui dit choix d’un lieu suppose l’exclusion d’autres. De plus, l’élection d’un lieu comme représentant unique demande qu’il y ait une valorisation de certains faits et l’oubli d’autres. Si le lieu est suffisamment représentatif de la mémoire collective, c’est qu’on en a construit le sens. Le lieu est présent, mais c’est parce qu’on lui accorde une forte charge symbolique qu’il devient lieu de mémoire. Ces lieux inscrits dans leur vie passée acquièrent d’autant plus le statut de ‘«’ ‘ lieux de mémoire’ » qu’ils mettent en scène un produit qui les représente, dont ils sont fiers et qui recouvre des notions positives. Les concours, en particulier, mettent en scène une communauté qui s’expose à travers la démonstration d’une excellence.

Il est à souligner que le travail de la mémoire n’est pas de l’ordre de la reproduction à l’identique, mais de l’interprétation d’un passé par un présent. Nous sommes ainsi entourés de nouveaux cadres qui ne nous permettent pas de retrouver un passé mais de l’accorder à notre nouvelle façon de voir les choses.

Cette construction semble s’engager à la suite d’un événement qui bouleverse l’ordre des choses, d’un changement, d’une faille. P. Nora remarque :

‘« [le lieu de mémoire] se constitue ainsi au moment charnière que nous vivons où la conscience de la rupture avec le passé se confond avec le sentiment d’une mémoire déchirée ; mais où le déchirement réveille encore assez de mémoire pour que puisse se poser le problème de son incarnation. Le sentiment de la continuité devient résiduel à des lieux. Il y a des lieux de mémoire parce qu’il n’y a plus de milieux de mémoire ». 223

Il y aurait construction des lieux de mémoire au moment où cette mémoire se dissout, où elle n’est plus vécue, et qu’elle perd ses repères. ‘«’ ‘ Habiterions-nous notre mémoire, nous n’aurions pas besoin d’y consacrer des lieux. »’ 224 La construction d’un lieu de mémoire permet de conserver une stabilité dans le changement, de garder son cadre de référence, et de compenser avec l’élément perturbateur apparu de l’extérieur.

Notes
222.

Ibid., p.20.

223.

P. Nora : Les lieux de mémoire I- La République, 1984, p.XV.

224.

Ibid., p.XIX.