5.3.1.5. Entre tradition et modernité : ne voir que l’inchangé

Ce n’est pas l’ensemble de la manifestation qui est propice à la résurgence de cette mémoire mais une partie seulement. Ainsi à Louhans, c’est le marché agricole ‘«’ ‘ traditionnel’ » – la zone non réglementée – qui remplit cette fonction. Sur les foires, cela se retrouve dans les manières de procéder au concours même si la comparaison entre celui d’aujourd’hui et celui qu’ils ont connu montre qu’il s’est transformé pour prendre un caractère plus officiel et plus rationnel (contrôles d’urines et jury neutre, ‘«’ ‘ avant, il arrivait que les jurés étaient soudoyés’ » ce qui ne semble plus être possible aujourd’hui). A partir d’un élément de la manifestation actuelle, ils recomposent l’ensemble du marché ou du concours qu’ils connaissaient. Mais surtout on observe qu’un élément rappelle l’ensemble du cadre dans lequel il s’intégrait pourvu qu’il soit suffisamment puissant pour l’évoquer à lui seul. Dans le cadre des foires et des marchés, deux éléments remplissent particulièrement cette fonction. Le premier est l’animal, avec qui ils entretiennent une relation privilégiée et qui est l’emblème de leur communauté et le temps dans lequel il s’inscrit. En effet, la foire ou le marché rythmait la vie agricole hebdomadaire ou annuelle et continue de la ponctuer de la même manière. Ils sont toujours inscrits dans le cycle de vie des individus même si le reste de l’année ou de la semaine n’est plus occupé par les mêmes activités. Cette permanence n’est pas sans surprendre puisqu’elle ne semble pas toujours adaptée au mode de vie contemporain. Ainsi, le marché de Louhans s’est toujours tenu le lundi matin alors que beaucoup travaillent mais reste très fréquenté. Le marché de Saint-Christophe-en-Brionnais est fixé au jeudi ce que certains souhaiteraient voir modifier pour mieux répondre aux conditions de commercialisations contemporaines. La manifestation était une étape de leur travail et elle rythmait leur vie hebdomadaire ou annuelle, aussi c’est l’ensemble de celui-ci qui est également reconstitué. C’est une communauté avec ses particularités, ses savoir-faire qui se reconstruit, et se donne à voir aux autres et à elle-même pour montrer qu’elle existe toujours.

P. Nora rappelle que le lieu de mémoire apparaît lorsque la mémoire n’est plus vécue et, en effet, ces retraités agricoles ne se reconnaissent plus dans le mode de vie et les techniques de travail de leurs successeurs. Ils se disent même dépassés. Le matériel s’est modernisé, les jeunes ont été formés dans des écoles qui leur ont parfois fait porter un regard critique sur le travail de leurs aînés jugé archaïque. L’éleveur est passé du statut de paysan à celui d’exploitant agricole. Les productions ont augmenté et le mode de commercialisation s’est diversifié. Les modes de vie et de pensée s’en sont trouvés bouleversés. Le travail étant effectué dans de meilleures conditions (travail rapide, nouvelles variétés plus résistantes, utilisation d’engrais…) et soutenu par des subventions ou des indemnités, il suscite moins d’inquiétudes. Les produits se sont transformés et sont devenus plus élaborés. En Bresse, la volaille de luxe s’est développée avec la modernisation des techniques. Peu d’agriculteurs se risquaient à faire des chapons car le chaponnage en lui-même pouvait coûter la vie aux volailles et l’opération n’était pas toujours réussie. De plus, cela demandait un investissement financier que peu pouvaient se permettre de faire.

Bien qu’ayant subi des transformations, les foires et les marchés visités sont inscrits dans les mémoires collectives car ils occupaient une place importante dans la vie des individus qu’ils sont susceptibles de renouveler et de mettre en scène. Toutefois, la construction de l’identité collective n’est pas de l’ordre de la reproduction à l’identique. La mémoire sélectionne parmi les éléments du passé et ne conserve que les bons souvenirs. Si l’identité exposée peut servir de repère aux individus elle résulte d’une production reposant sur une idéalisation du passé.