5.3.3.3. Des procédures d’identification des fêtes, des foires et des marchés

La mise en scène des produits telle que nous l’avons décrite plus haut s’associe à la mise en scène d’une communauté rurale et d’une population locale pour créer une image particulièrement élaborée à l’occasion de ces manifestations publiques. Nous disons ‘«’ ‘ élaborée’ » dans la mesure où elle résulte d’une sélection et d’une ‘«’ ‘ authentification’ » d’éléments qui font sens. Parce qu’ils sont rares et qu’ils mettent en scène une image du passé et du monde agricole, les fêtes, les foires et les marchés passent pour être ‘«’ ‘ authentiques’ ». Comment peut-on dire qu’une place marchande est authentique ? Qu’est-ce que cela signifie ? Qui en sont les experts qualifiés ? L’authenticité est désignée par les visiteurs. Cette notion n’est pas clairement définie mais on y retrouve la quête de l’‘»’ ‘ objet singulier’ » observée par J.-P. Warnier 229 .

Les fêtes, les foires et les marchés, c’est une présentation d’étalages, de produits ; ce sont des commerçants, des clients, des transactions économiques, des échanges sociaux... Qu’est-ce qui est authentique, et par rapport à quoi ? Les fêtes, les foires et les marchés donnent l’impression d’être des ‘«’ ‘ mondes à part’ », c’est-à-dire qu’elles créent une opposition avec les idées de mécanisation, de grande distribution et avec l’image qu’on se fait de la société moderne. Une solidarité mécanique semble s’opposer à une solidarité organique, telle que l’a définie E.Durkheim, la première étant perçue comme plus vraie, plus sincère et marquée par plus de relations affectives – mais à caractère obligatoire – et que l’on trouve dans les relations communautaires. Une notion d’ ‘»’ ‘ authenticité’ » se dégage de l’impression que l’on ressent en entrant dans ce nouveau monde, opposé aux non-lieux froids, anonymes et déshumanisés du monde moderne. Le marché donne l’image inverse de celle de la consommation de masse aux emballages aseptisés, dont ‘«’ ‘ on ne sait pas trop ce qu’il y a dedans »’, dont on se méfie. Les fêtes, les foires et les marchés sont ‘«’ ‘ authentiques’ » par leur rareté et par leur idée d’opposition à l’artificiel. Les fêtes, les foires et les marchés se posent en rupture avec le monde moderne dont ils font la critique, en représentant un mode de vie agricole passé, valorisé par nos contemporains. Ils passent d’autant plus pour ‘«’ ‘ authentiques’ » qu’ils semblent représenter une vie communautaire locale et qu’ils mettent en scène un bon produit. Ils évoquent aussi un mode de vie sain : des besoins simples et une qualité alimentaire et de vie. Les places marchandes seraient donc authentiques dans la mesure où l’on juge qu’elles n’ont pas encore été perverties par la société moderne.

Selon les observations de J.-P. Warnier, la quête d’authenticité surgit avec le développement de la consommation de masse qui offre des produits standardisés et dépersonnalisés. L’authenticité se définit comme une procédure de personnalisation de l’objet ou de singularisation. J.-P. Warnier définit ainsi l’objet ‘«’ ‘ authentique’ » comme hérité, reçu en cadeau ou comme ayant subi des procédures de certification. Celles-ci peuvent être réalisées par une ‘«’ ‘ domestication’ » de l’objet, par une marchandisation singularisante (les achats sur les puces par exemple) ou par une instance certificatrice (comme l’I.N.A.O.).

Les fêtes, les foires et les marchés ne sont pas des biens de consommation. Ce qui passe pour authentique, ce sont les images auxquelles ils renvoient. Leurs caractéristiques sont définies comme authentiques parce que rares, singulières et identifiantes. Contrairement à un bien, les fêtes, les foires et les marchés ne sont pas appropriés par un individu particulier, ils appartiennent à un lieu et à une communauté. Ils peuvent se rapprocher d’un marché singularisant tel que l’a décrit J.-P. Warnier. Nous avons vu en effet que la place marchande donnait un statut particulier au produit exposé : ‘«’ ‘ il est meilleur’ », ‘«’ ‘ il vient du marché’ ». Pourtant les chalands ne viennent pas seulement pour ‘«’ ‘ dénicher’ » un produit unique, ils viennent aussi pour une ambiance, des émotions, des impressions qui se dégagent de l’authenticité des fêtes, des foires et des marchés. Cette authenticité est définie par une approche visuelle. En effet, ce qui est désigné comme ‘«’ ‘ vrai’ » se trouve plus volontiers dans les scènes qui recouvrent une supposée esthétique rurale du passé. Ainsi, à Saint-Christophe-en-Brionnais, on soulignera la tenue vestimentaire des maquignons, ou le départ des bovin vers les parcs d’embarquement. Ces notions sont saisies par l’interprétation d’éléments intégrés dans des dimensions de rapport au temps et de rapport à une identité. On observe ainsi une combinaison entre l’interprétation d’une communauté qui se donne à voir, la compréhension de celle-ci, et une esthétisation du passé et du monde rural.

Pourtant quelques ‘«’ ‘ imperfections’ » viennent ternir l’image que le public attend. A Billom, un ancien organisateur actif de la fête, quelque peu mis à l’écart pour ‘«’ ‘ incompatibilité d’humeur’ » avec le nouvel organisateur, Grand Goussier, reproche à cette équipe d’avoir ‘«’ ‘ galvaudé la fête. Ça a été les vendeurs de merguez, les vendeurs de chips…’  »

Les fêtes, les foires et les marchés passent pour authentiques parce qu’ils permettent de faire une critique du monde occidental moderne. Cependant n’est-ce pas là aussi une façon de se créer des illusions? Pourquoi une même personne qui affectionne leur ambiance ne pourrait-elle pas reproduire les mêmes gestes, une fois la manifestation passée ? Car si ces places marchandes sont le vecteur d’une transformation des échanges entre individus, ce sont bien ceux-ci qui les mettent en acte.

Ce qui passe pour authentique sur les fêtes, les foires et les marchés est qu’ils semblent refléter un mode de vie local. D’ailleurs, ils sont moins authentiques, au sens d’identique, pour les populations locales que pour les touristes. En effet, les populations locales – tout au moins les retraités agricoles – ont connu la rupture survenue à partir des années 50. Si aujourd’hui le marché agricole ‘«’ ‘ traditionnel’ » leur évoque leur propre passé, leur mode de vie agricole, et conserve une image des marchés d’autrefois ainsi que leur identité, ils ne sont pas moins conscients des modifications. Ils ne refont pas les mêmes gestes... Les touristes, quant à eux, ont, au contraire, l’impression, alors que ce type de manifestation disparaît, que là se trouve la clef pour retrouver un mode de vie sain et parfait. Les fêtes, les foires et les marchés deviennent ainsi surtout une vitrine, une exposition vivante de la vie des paysans. Elle apparaît telle qu’on se l’imagine, telle que les populations locales la donnent à voir. L’authenticité se présente à travers une démarche esthétique de la perception des individus. Ce n’est pas tant une vérité qu’ils recherchent que la conformité à une image préconçue. C’est pourquoi les populations locales n’évoqueront pas cette notion. Pour ces dernières, les fêtes, les foires et les marchés se sont modifiés, ou ‘«’ ‘ se perdent’ », c’est surtout leur mode de vie qu’elles voient disparaître. Les touristes, quant à eux, jugent plus sévèrement cette adaptation dans la mesure où, tout en étant certain de leur intérêt économique, ce n’est pas cet aspect qu’ils recherchent. Cela s’observe particulièrement à Saint-Christophe-en-Brionnais où l’on recherche l’aspect ‘«’ ‘ traditionnel’ », ‘«’ ‘ typique’ », mais où la scène de cotation n’intéresse pas le public. Si en soi cette scène ne paraît pas très distractive, elle n’en symbolise pas moins l’élevage bovin dans les préoccupations contemporaines, les cours révélant l’évolution entre l’offre et la demande.

A Louhans, deux groupes (les touristes et les Bressans) définissent le marché comme ‘«’ ‘ authentique’ », c’est-à-dire comme représentatif d’un modèle ancien. Cette légitimation qui n’émane pas ‘«’ ‘ d’experts’ » est toutefois confirmée par l’ancienneté du marché et sa ‘«’ ‘ réputation’ ». La voie du bouche-à-oreille fonctionne comme garant de cette ‘«’ ‘ qualité’ ». La publicité qui est faite autour renforce cette idée de légitimation.

Par ailleurs, nous pouvons observer que les fêtes, les foires et les marchés réalisent une sorte d’authentification des produits et des pratiques. Par différents procédés ils semblent garantir la qualité des produits. Peut-on aussi dire qu’ils certifient des pratiques et des appartenances ? Ces lieux exposent des identités locales. Mais il s’agit d’identités reconstituées, mises en scène, esthétisées. Chaque place marchande est intimement liée à un lieu. On assiste même à l’exacerbation des particularités locales par l’emblématisation des produits, par des démonstrations folkloriques… L’exposition de ces signes semble produire l’authentification des places marchandes. Ces marques sont méticuleusement choisies pour produire une image d’authenticité. D’après l’exemple de la Country Music, R.-A. Peterson 230 montre comment l’authenticité se fabrique. Il observe en effet que dans les années 20, des joueurs étaient mis en scène (origine sociale et géographique inventée, costumes imposés, accent préconisé…) pour produire l’image de paysans rustres, arriérés, soi-disant découverts dans une région isolée d’Amérique. Tout n’était qu’illusion, mais ils rencontraient plus de succès qu’un ‘«’ ‘ vrai’ » paysan puisque l’esthétique visuelle et sonore répondait au ‘«’ ‘ goût du jour’ ».

Les marqueurs esthétiques choisis sont identifiants. Ils caractérisent l’objet en même temps qu’ils lui donnent un intérêt ou une valeur symbolique. Sur ces procédures nous pouvons faire le même constat que celui fait par L. Bérard et Ph. Marchenay à propos des produits de terroir : ‘«’ ‘ la dimension identitaire dont on les dote est volontiers revendiquée par des groupes à la recherche d’une image : acteurs de la production et de la promotion agro-alimentaire ou collectivités territoriales’ » 231 .

Notes
229.

WARNIER J.-P. (dir): Le paradoxe de la marchandise authentique, imaginaire et consommation de masse, 1994 et Authentifier la marchandise, Anthropologie de la quête d’authenticité, 1996.

230.

PETERSON R.-A. : « La fabrication de l’authenticité, la Country music », Actes de la recherche en sciences sociales, n°93, juin 1992, pp.4-21.

231.

L. Bérard et Ph. Marchenay : « Lieux, temps et preuves, la construction sociale des produits de terroir », 1995, p. 154.