5.3.4.2. Une identité locale mise en scène

A Saint-Aubin, les organisateurs de la fête ont cherché à reproduire les marchés d’autrefois, tels qu’ils semblaient être, d’après les traces retrouvées. Cette reproduction ‘«’ ‘ à l’identique »’ passe par le port ‘«’ ‘ recommandé’ » du costume agenais, mais aussi par la dissimulation d’éléments contemporains comme les sacs en plastique et par une esthétisation des stands, stimulée par des concours qui mettent les exposants en compétition pour produire une belle image des marchés d’autrefois. Une productrice de pruneaux évoquera par ailleurs une référence marquée aux félibrées. Celles-ci peuvent se définir comme le congrès annuel des félibres qui se retrouvent durant trois jours pour fêter la sainte Estelle, en mai. Cette fête tournante 233 permet de revoir les statuts du félibrige, de débattre d’orientations philosophiques et surtout, de promouvoir une culture occitane. On y organise ainsi des jeux floraux, des spectacles de poésie et de théâtre en langue occitane, de la musique de tambourin… Et l’on célèbre les figures qui ont marqué l’histoire du félibrige par la pose de plaques commémoratives, par la remise de prix littéraires, et par le rituel de la cérémonie de la coupe, moment ‘«’ ‘ émouvant’ » de communion fraternelle effectuée en l’honneur d’un chantre occitan. ‘«’ ‘ Et Mistral neveu dédiait le vin de la Coupe à tous ceux qui avaient versé leur sang pour la patrie, ainsi qu’à la mémoire de Vendaguer dont on allait célébrer, en 1945 le centenaire’ 234  ».

A Saint-Aubin, on observe sur la même lignée, l’organisation de concours de poèmes, de chansons ou de slogans en français ou en occitan, dédiés non plus à un félibre mais au pruneau. La fête de Saint-Aubin possède un caractère folklorique 235 et s’inscrit volontairement dans une culture occitane. Toutefois, elle ne se veut pas rendez-vous de gens de lettres qui tentent de rétablir l’occitanie. Il s’agit bien plutôt de créer une fête populaire qui veut s’inscrire dans une tradition occitane. On observe surtout une volonté de donner une image valorisante à la fête et de l’inscrire dans un territoire et dans une culture afin d’identifier le produit, la fête et le village. L’identité collective qui s’en dégage est saisie par les populations touristiques mais aussi d’abord par la population locale qui se retrouve dans l’image de cette fête, d’autant plus que chaque famille a participé à sa préparation.

A Espelette, on observe une démarche semblable de marquage identitaire mais il remplit une fonction opposée. En effet, la fête du piment qui se déroule durant deux jours, repose essentiellement sur des éléments qui composent une identité basque. On y organise des jeux de pelote, des bandas de musique traditionnelle parcourant le village. Elle acquiert également un caractère très solennel fortement ritualisé au moment de la messe donnée pour bénir les piments, suivie d’une procession des confréries. Par ailleurs un prix piment récompense une personnalité locale. Tout élément extérieur semble rejeté : on ne recourt pas à la présence d’une célébrité nationale. On propose des jeux pour les enfants, mais ‘«’ ‘ elle ne doit pas ressembler à une fête hexagonale quelconque avec des manèges ».’ Une critique est émise aux personnes âgées qui viennent en car (en voyage organisé) et qui arrivent tôt à l’église monopolisant les bancs, dénaturant ainsi l’âme basque. Le jour de la fête, établi en fonction de la date de récolte des piments, est placé hors période touristique ce qui évite la venue de trop de personnes extérieures. De plus, la volonté des organisateurs – et de la population locale ? –, est que tout le monde participe. Chacun doit être acteur. La fête ne doit pas être démonstration de particularismes à des spectateurs extérieurs. ‘«’ ‘ C’est un moment où l’on se retrouve en soi ’». On retrouve là l’idée des fêtes basques nées au XIXe siècle, ‘«’ ‘ résultat de la diffusion et du croisement de l’esthétique romantique des idées populistes et nationalistes’ » 236 . Si les fêtes basques peuvent être rapprochées des félibrées, elles les dépassent car elles englobent un domaine plus vaste que celui de la littérature. P. Bidart observe qu’elles ‘«’ ‘ représentent métaphoriquement la totalité sociale basque. »’ 237 En effet, elles exposent l’ensemble des compétences d’un groupe : ‘«’ ‘ les activités poétiques (poésie et improvisation), la force et l’agilité des hommes (pour l’exécution des danses, Mutxikoak, données collectivement ou pour la coupe de troncs d’arbre), les capacités vocales (le lancement de l’irrintzina ou ’ ‘«’ ‘ cri » des basques), les jeux sportifs (parties de pelote, de rebot ou de blaid), les cérémonies religieuses, l’usage des instruments de musique (xirula ou flûte, tambourin), l’élevage du bétail ( présentation de vaches grasses ou laitières’) 238  ». Il s’agit alors de célébrer une identité basque. L’esprit populaire l’emporte, les différences sociales sont gommées. P. Bidart rapporte l’existence d’une fête basque à Espelette, le 26 septembre 1895 organisée par l’association basque. La fête du piment, bien que destinée à participer à la valorisation d’une production semble renouer avec la ‘«’ ‘ tradition’ » des fêtes basques.

Dans tous les cas, on observe une mise en scène plus ou moins élaborée d’une esthétique rurale traditionnelle (les fenaisons, masquer les sacs plastiques et autres supports qui pourraient gâcher l’image) et, parfois, la mise en scène d’une identité locale. Si celle-ci semble d’abord élaborée dans une démarche esthétique, elle sert aussi à identifier le produit au lieu, à l’inscrire dans le terroir, l’histoire et les pratiques locales. Elle donne ou souligne une image du territoire. Celle-ci peut être réappropriée par les populations locales qui s’y reconnaissent ou du moins veulent en maîtriser la production. Les scènes folkloriques sont assez appréciées des ‘«’ ‘ anciens’ » qui participent parfois eux-mêmes à leur reconstitution. Le plus souvent, dans le cadre de ces fêtes, il s’agit de composer une image à offrir aux touristes. Néanmoins, dans quelques cas comme ici, à Espelette, il s’agit de revivifier une identité pour valoriser l’entre soi. A Saint-Aubin l’organisation de la fête renforce les liens entre les membres de la communauté en amont, pour se mettre en scène. A Espelette, la fête est donnée pour la communauté. Alors que dans un cas, elle semble se renouer avant, dans l’autre cas, elle trouve son épanouissement pendant la fête, au moment même où elle se rend publique. Les fêtes participent ainsi à l’élaboration d’une identité à travers la démonstration d’une singularité. A partir de l’exemple basque, P. Bidart montre comment l’identité basque résulte d’une production discursive qui émane autant des populations locales que des individus extérieurs, qui portent un jugement sur ‘«’ ‘ les basques’ » et qui les définissent d’après leur propre perspective.

Chacune à sa manière et dans des objectifs un peu différents, les fêtes de Saint-Aubin et d’Espelette revendiquent ou construisent une identité en replongeant dans ce qui soi-disant la constitue et en jouant fortement sur l’aspect traditionnel qui devient le signe visible de leur réussite et qui transforme le ‘«’ ‘ public’ » (ou le transporte dans un autre temps). Saint-Aubin et Espelette diffèrent pourtant car l’une invoque la tradition pour ressouder l’intérieur, l’entre soi, tandis que l’autre recrée la tradition pour se donner à voir, se faire connaître, se donner une image attractive. Néanmoins les barrières ne sont pas totalement plantées puisqu’on rencontre des touristes à Espelette et que la fête de Saint-Aubin, en particulier sa préparation, permet de maintenir le lien social tout au long de l’année.

De manière générale, les fêtes, les foires et les marchés exploitent une certaine idée de la notion de ‘«’ ‘ tradition’ ». A Espelette, il s’agit d’une tradition culturelle du lieu ; à Saint-Aubin on cherche à retrouver une tradition des marchés et à Romans on évoque la tradition festive de la ville et l’esprit de clocher des habitants, accrochés à leurs traditions ou s’appropriant facilement un nouvel objet culturel. A Billom on rappelle la tradition des foires et marchés, pour légitimer la fête à l’ail qui entre dans cette logique. A Louhans, Saint-Christophe-en-Brionnais et Sarlat, la tradition s’inscrit dans la durée puisqu’on la fait remonter au Moyen-Age. A Saint-Christophe-en-Brionnais, Saulieu et pour les villes des Quatre Glorieuses, la tradition de la fête se mêle à la mémoire des savoir-faire, à la mémoire collective locale.

Les fêtes, les foires et les marchés semblent surtout exprimer un lien au sol et à la nature. En effet, ils évoquent un rythme adapté aux saisons, une connaissance de la nature et une vie saine au grand air où l’on mange des produits dont on connaît l’origine. Les agriculteurs sont enfermés dans des images qu’eux-mêmes souhaitent dépasser. Pourtant les touristes ne sont pas dupes et ils commencent à s’informer sur les nouvelles technologies. L. Bérard et Ph. Marchenay remarquent d’ailleurs que les producteurs engagés dans des demandes d’A.O.C. sont souvent à la pointe technologique. La performance technologique devient synonyme de qualité des produits puisqu’elle tient compte de la particularité du produit et qu’elle est respectueuse de sa nature. A ce titre, les producteurs de piments, à Espelette, effectuent un travail suivi avec l’I.N.R.A..

Malgré un apparent archaïsme ou anachronisme, les fêtes, les foires et les marchés qui passent facilement pour de vivantes représentations du passé sont bien actuels à divers niveaux et, là encore, ils ne sont pas destinés seulement à répondre à la frustration de touristes issus du monde urbain. Tout d’abord, les marchés et, dans une moindre mesure, les fêtes et foires annuelles servent à l’approvisionnement. Mais bien plus, ils ont un réel impact dans le maintien du tissu social local, voire dans la redéfinition d’une identité collective. Ils ont également un rôle non négligeable dans l’économie locale, sa défense et sa promotion.

Notes
233.

1942 : Arles, 1946 : Périgueux, 1951 : Aurillac, 1953 : Bordeaux, 1961 : Béziers, 1970 : Aix-en-Provence, 1977 : Monaco.

234.

R. JOUVEAU : Histoire du félibrige, 1941-1982, 1987, p.52.

235.

Cf. Annexe XIV.

236.

Bidart : La singularité basque, généalogies et usages, 2001, p.223.

237.

Ibid., p.234.

238.

Ibid., p.234.