5.4.1. Les fêtes, les foires et les marchés : exposer un patrimoine pour soi et pour les autres

Les observations relevées rendent compte de deux démarches distinctes d’attribution de sens et de fonction des fêtes, des foires et des marchés. L’une émerge de la rencontre entre populations touristiques et population locale, l’autre apparaît dans les tentatives de valorisation des places marchandes. Ces démarches recourent à des processus de patrimonialisation.

Le patrimoine, entendu comme bien commun, langage partagé par un groupe, prend selon M. Rautenberg deux voies possibles. D’une part on parle de patrimoine par appropriation quand ce sont les populations qui reconnaissent ce qui est constitutif de leur identité. D’autre part, il existe un patrimoine par désignation, constitué par les autorités publiques. Ce processus de patrimonialisation intervient à un moment problématique ou dans une situation de crise. Sa valeur identifiante qui, si elle ne peut être qu’un épiphénomène 239 , est ici au cœur du processus. En effet, la recomposition identitaire, tout en permettant de reconstruire, maintenir ou repenser un langage ou un bien commun en projet sert aussi à valoriser les ressources du territoire. La mise en scène d’un élément érigé en emblème répond à un intérêt économique. Cela permet de valoriser un produit du terroir ou de participer au développement touristique. Divers éléments sont mis en scène pour renforcer les images identitaires ou symboliques. Si les fêtes, les foires et les marchés visités expriment tous l’idée d’un territoire, la dimension patrimoniale se construit de manière différente selon chacun.

A travers la façon dont sont perçus les fêtes, les foires et les marchés, on observe qu’ils sont inscrits dans des imaginaires évoquant d’une part une société traditionnelle, d’autre part une identité locale. Si les populations locales et touristiques ne parlent pas de ‘«’ ‘ patrimoine’ », il n’en ressort pas moins qu’il existe une négociation qui tend à définir une identité du lieu, ses caractéristiques.

Après la question de l’ambiance, le deuxième point relevé à travers les discours des passants est que les fêtes, les foires et les marchés parlent d’un lieu. Ils permettent l’expression d’une identité et la découverte de cette soi-disant identité. Celle-ci se renouvelle et s’observe à travers des pratiques de marché, et elle se cristallise sur un produit constitué en emblème. Ces places marchandes deviennent des lieux symboliques parce qu’on les érige en représentants d’une culture. Ces processus qui font appel à des représentations mentales sont surtout le fait d’imaginaires sociaux. B. Baczko précise que ces imaginaires, émanant de l’interprétation de perceptions, contribuent à produire une identité en créant une représentation de soi. On donne à voir à la collectivité ce qui l’unit, ce qui la constitue et on la présente aux autres. Cette identité est sans cesse reconstruite par des redéfinitions d’appartenance et de distinction. L’identité résulte d’une construction. Elle émane de choix, de sélections et de désignations faites par les populations intérieures et extérieures. Les uns donnent une image d’eux-mêmes, valorisante pour eux et pour se montrer aux autres. Les autres interprètent ce qu’ils perçoivent d’après leurs idées préconçues et d’après ce qu’ils attendent trouver. C’est pourquoi un décalage apparaît entre les deux, même s’ils construisent conjointement une même identité. Nous pouvons aussi dire qu’il existe un décalage avec la réalité puisque populations locales et touristes construisent leur propre perception.

Chaque manifestation exhibe son originalité et surtout, par le contact avec les touristes, redéfinit ce qui constitue la tradition locale. Les particularités locales s’y expriment par la mise en scène du produit ‘«’ ‘ symbolique’ » de la région, par les costumes, le patois… Un produit voire deux, est choisi comme représentatif de la production locale, et de la ville et exposé alors comme étant original. Dans cette démarche on observe l’élaboration d’un ‘«’ ‘ faire-image’ » qui peut se définir comme signe ou marqueur dont le sens peut être immédiatement saisi 240 . Dans un processus de ‘«’ ‘ faire-image’ » pour les touristes, est invoqué un lien historique entre le produit et la ville et surtout un lien avec les habitudes de consommation de la population locale. Celle-ci connaît parfaitement le produit qu’elle élabore parfois et exprime un lien étroit avec lui : ‘«’ ‘ Nous on met de l’ail partout’ », ‘«’ ‘ Dans le Sud, on apprécie le piment »’, ‘«’ ‘ La pogne se mange surtout pour Pâques’ ».

Dans la plupart des cas, on observe un processus de patrimonialisation des fêtes, des foires et des marchés par des populations qui les perçoivent comme étant des objets culturels identifiant un lieu et un groupe. En revanche, à Saint-Christophe-en-Brionnais, la mémoire du lieu a été mise en exposition et cette patrimonialisation a été entérinée officiellement par des organismes publics. Dans cette localité, le patrimoine est muséifié : des visites sont proposées et un musée du demi-millénaire du marché a été créé. De plus, le mur d’Argent a subi une consécration par la pose d’une plaque. Cette démarche marque la fin, la mort de ce marché qui a presque totalement perdu sa vocation commerciale première pour n’être plus que le lieu de visite d’une mémoire. Le panneau S.R.G. est un second marqueur visuel qui renforce le caractère ‘«’ ‘ extra-ordinaire’ » du lieu et qui en révèle le sens.

Pour les autres places marchandes, leur caractère patrimonial est inscrit au contraire dans l’action. La patrimonialisation apparaît dans le consensus observé par les populations locales et touristiques qui a permis de leur donner une certaine valeur, par rapport au territoire. Elles ont ainsi acquis un sens nouveau en exacerbant leur aspect culturel.

A Saint-Aubin comme à Espelette on observe l’exaltation d’une culture locale par la glorification du produit emblématique. A Espelette, la bénédiction des piments, la remise d’un prix piment à une personnalité de la région ainsi que les différentes animations (jeux basques, bandas…) seront l’occasion d’exposer une identité basque revendiquée. A Saint-Aubin, cette revendication identitaire s’inspire des fêtes de la Sainte Hélène chères au félibrige qui étaient l’occasion de louer une certaine occitanie.

A Saulieu, malgré quelques éléments de folklore, nous avons vu que c’est une économie contemporaine et une modernité qui sont exposées. Pourtant, des visiteurs évoquent un lien ancestral entre l’homme et l’animal et des éleveurs marquent une proximité avec une race susceptible de les représenter. Ce lien est médiatisé par des techniques précises et par un lieu défini comme étant inscrit dans une tradition d’élevage et de gastronomie qui constituent l’identité locale. A Romans et à Billom les produits sont inscrits dans la culture et les pratiques locales. La fête, de création récente, ne fait pas de référence à un passé, mais semble ancrer le produit dans le lieu par l’adhésion collective, la consécration publique. On observe ainsi la construction d’une valeur symbolique du produit qui, en entrant sur une fête, tend à faire partie de la vie locale. On assiste à un patrimoine en devenir. Il s’agit de révéler, de créer un patrimoine gastronomique, de faire en sorte que le produit soit ancré à l’histoire du lieu.

Notes
239.

M. Rautenberg : « L’émergence patrimoniale de l’ethnologie : entre mémoire et politiques publiques » in D. Poulot, Patrimoine et modernité, 1998, p289.

240.

J. Davallon : « Produire les hauts-lieux du patrimoine », in A.Micoud, Des Hauts-lieux, la construction sociale de l’exemplarité, 1991, p.92.