5.4.2.1. Le sens des choses : une interprétation liée à un contexte et à des besoins propres

Un sens et une perception sont élaborés en fonction d’attentes propres. Ainsi, comme le démontrent M. Rautenberg 241 à propos du patrimoine et G. Lenclud 242 à propos de la tradition, dès lors qu’il y a construction et, donc, interprétation, celles-ci nous parlent plus du groupe qui soutient cette démarche que de l’objet lui-même. Du moins, il est plus pertinent d’ ‘»’ ‘ analyser le processus de patrimonialisation plutôt que l’objet déjà transformé en patrimoine’ » 243 . Il s’agit ainsi de cerner la signification et les enjeux qui se trouvent inclus dans une démarche visant à donner un sens nouveau à un objet.

On ne peut pas dire que des représentations sociales ou collectives préexistent à un objet, ni même que celui-ci véhicule un sens caché qui serait à découvrir. Elles naissent de l’interprétation d’un groupe social, à partir de ce qu’il nomme, classe, reconnaît, identifie dans l’objet. Nous avons vu comment les retraités agricoles reconstituent leur identité autour d’éléments qui font sens pour eux et qui sont susceptibles de les représenter. Parce qu’ils se reconnaissent dans l’histoire des foires et des marchés, ils les ont appropriés en tant que lieux de ‘«’ ‘ leur’ » mémoire. Les groupes sociaux attribuent un sens aux objets, tout en transmettant des clefs de compréhension et de reproduction de pratiques. De ce fait, au sein d’un groupe, à un moment donné, un objet représente toujours la même signification, non par déduction scientifique mais par adhésion à un schéma culturel. Dans telle culture, la couleur noire représente le deuil alors que dans telle autre, c’est le blanc. Il en va de même pour le goût qui, au-delà de préférences individuelles, est déterminé culturellement. De manière plus complexe, un ensemble d’objets, un système – le monde agricole par exemple – suscitent différents types de représentation selon les individus et les époques. Les représentations sociales ne sont pas immuables ; elles ne sont pas fixées une fois pour toutes à un même objet. Si certaines persistent ou sont difficilement ‘«’ ‘ délogées’ », un bon nombre a évolué, pour se transformer plus ou moins rapidement au cours de l’histoire. Les représentations sociales sont dépendantes des époques, des modes de vie et des modes de pensée. Même s’il s’agit d’évoquer un passé, l’interprétation s’inscrit dans un présent et elle nous parle plus de lui que du premier. En effet, elle est guidée par des idéologies et des objectifs contemporains. G. Lenclud, qui s’attache à montrer que la tradition n’est pas une survivance d’un passé dans un présent mais bien une interprétation contemporaine avec ce qu’elle suppose de sélection et d’altération décrit ce processus :

‘« Elle [la tradition] n’est pas le produit du passé (…) mais, selon les termes de Pouillon, un « point de vue » que les hommes du présent développent sur ce qui les a précédés, une interprétation du passé conduite en fonction de critères rigoureusement contemporains. (…) Elle est ce qu’on la fait être. » 244

Nous voyons que les retraités agricoles perçoivent les foires et les marchés comme des lieux de mémoire alors que celle-ci est en train de disparaître (ou du moins que ceux qui la ‘«’ ‘ vivent’ » et la font vivre disparaissent). Par ailleurs, le sens donné à ces lieux répond à la conjoncture économique et sociale, sur fond de crise alimentaire. S’inscrivant dans un contexte de déploiement des produits de terroir, les fêtes, les foires et les marchés participent à valoriser tout à la fois une économie et un territoire. Ces préoccupations contemporaines donnent un nouvel usage aux places marchandes en procurant de la valeur culturelle et en permettant de donner une nouvelle image du monde rural, participant ainsi à son développement.

Cependant, si le monde rural, agricole recouvre aujourd’hui des images valorisées par certains autour des notions de bien-vivre, de naturel, de sain, de temps de vivre, il n’en a pas toujours été ainsi. Avant d’être une destination de vacances choisie et attrayante, c’était un lieu de vacances subi et peu valorisant. Dans les années 50-60 la campagne était en effet un lieu méprisé, que l’on évitait, et il représentait les visites obligées rendues à la famille ou les vacances pauvres destinées aux pauvres. Il était alors beaucoup plus valorisant d’aller au bord de la mer. Plus généralement, la campagne, ou le monde agricole sont depuis longtemps dépositaires d’idéologies, d’imaginaires aussi nombreux que différents. Un point commun existe néanmoins entre les différents courants de pensée, concernant le lien attribué entre le monde agricole, la vie rurale, la nature et les traditions. Cet espace a été glorifié sous le régime de Vichy en tant que gardien des ‘«’ ‘ vraies valeurs ».’ Il a été source d’inspiration romantique avant d’être considéré comme ‘«’ ‘ vieillot’ », passéiste sous l’ère industrielle. Depuis quelques années (1968 marquant un premier retour à la nature suivant une vague écologiste), la société contemporaine lui redonne de l’intérêt, comme espace de loisirs et d’épanouissement personnel. Or, loin d’être renvoyé vers le passé, il est sollicité pour construire et préparer l’avenir.

Notes
241.

voir en particulier : RAUTENBERG M., GOUY-GILBERT C., RAMON P. : « Mémoire collective et patrimoine dans les périphéries urbaines, entre construction mythique et territoire », in Métral J. (coordonné par), Les aléas du lien social, 1987, pp.31-50.

242.

LENCLUD G. : « La tradition n’est plus ce qu’elle était, sur les notions de tradition et de société traditionnelle en ethnologie », Terrain, n° 9, octobre 1987, pp.110-123.

243.

M. Rautenberg : « L’émergence patrimoniale de l’ethnologie : entre mémoire et politiques publiques » in D. Poulot, Patrimoine et modernité, 1998, p.280.

244.

G. Lenclud : « La tradition n’est plus ce qu’elle était, sur les notions de tradition et de société traditionnelle en ethnologie » in Terrain n°9, 1987, p.118.