5.4.2.3. Monde agricole et monde urbain : maintenir leur distinction

Si la demande pour les produits de terroir est relativement importante dans notre société contemporaine, cela n’a pas toujours été le cas. Elle est à replacer dans le contexte d’un intérêt social pour l’espace rural idéalisé par les citadins qui en ont fait un espace de liberté, de socialisation et de purification, comme le montre J. Bessière 245 . Elle justifie l’élaboration de discours dithyrambiques sur les paysages et le monde agricole par l’apparition d’une idéologie anti-ville basée sur une sorte de mal être urbain, qui porte à construire une vision valorisante et mythologisée de la campagne. Le tourisme permettrait de créer un lien entre les deux et ainsi de retrouver un équilibre salvateur. Depuis quelques décennies, le monde rural devient un espace à reconquérir, après avoir longtemps été chargé de valeurs négatives et parfois teintées de mépris. Mais cette attitude simpliste qui voit dans le monde rural la promesse d’un monde meilleur est dépassée et on observe des comportements plus rationnels, moins marqués par des idéologies romanesques ou idylliques. Si l’on peut parler de rencontre ou de redécouverte, on peut aussi avancer que la séparation n’était pas aussi radicale qu’on le pensait et qu’ils ont toujours eu affaire l’un avec l’autre. Ce qui s’est pourtant modifié, c’est le regard qu’ils portent l’un sur l’autre et le type de relations qu’ils entretiennent. Attraction et répulsion se côtoient pour évoquer leur relation : attraction des villes qui entraîne l’exode rural, rejet d’un mode de vie citadin qui conduit à l’anonymat et à l’homogénéisation des pratiques ; mépris pour les ruraux et un mode de vie ‘«’ ‘ dépassée’ », attirance pour une vie à la campagne, plus confortable et plus saine où l’on croit mieux maîtriser sa vie. La relation entre les deux mondes s’appuie sur une antonymie de l’un à l’autre, tout en créant leur interdépendance par leur complémentarité. Les éléments qui ne sont pas associés à un milieu se trouvent dans l’autre, croit-on, donnant l’impression de pouvoir les chercher occasionnellement. Dans cette imbrication, le monde rural et en particulier le milieu agricole joue un rôle précis. En effet, des constructions collectives fondées sur un imaginaire élèvent le monde agricole à une place privilégiée basée sur l’idée que la société repose ou a besoin de lui. La distinction entre monde agricole et monde urbain semble volontairement maintenue. L’un se définit par opposition à l’autre, comme s’il existait deux mondes, deux manières de vivre totalement différentes. Pourtant, si différence il y a, elle est relative et amplifiée de manière caricaturale.

Les représentations qui émergent sur le monde rural viennent de la confrontation, de la part des urbains, entre monde rural et monde urbain. Pourtant, la problématique ne peut se poser en ces termes puisque monde rural et monde urbain ne sont pas vraiment opposés. Ainsi B. Hervieu et J. Viard, tout en observant que les villes incarnent plutôt l’idée de modernité et la campagne l’idée de tradition, montrent que les deux sont très proches et ont souvent la même façon de penser. ‘«’ ‘ Il n’y a plus ni urbains ni ruraux, il y a des Français qui habitent en ville ou qui habitent l’espace rural.’ » 246 De plus en plus, les deux mondes vivent ensemble, imbriqués l’un dans l’autre. Les personnes qui vivent à la campagne et travaillent en ville adoptent les mêmes pratiques que les urbains. Géographiquement aussi les limites sont difficiles à cerner. C’est pourquoi nous ne pouvons plus dire aujourd’hui que ces deux mondes sont en opposition. Ils s’empruntent l’un et l’autre des pratiques, des valeurs. B. Hervieu et J. Viard concluent ainsi : ‘«’ ‘ nous sommes des urbains qui vivons soit en ville, soit à la campagne’ ‘ 247 ’ ‘ »’. Par ailleurs, ils observent que toutes les régions ne sont pas perçues de la même façon. Ce qui distingue les régions, la ville des campagnes, c’est ce qu’elles incarnent. Ainsi, ce n’est pas tant sur le monde rural que se développent des imaginaires collectifs, mais sur leur contenu ‘»’ ‘ traditionnel’ » : la campagne comme paysage et le monde agricole. En pénétrant le monde rural, les individus cherchent à se rapprocher du monde agricole. Celui-ci, et uniquement celui-ci incarne des valeurs de tradition. Si les paysans aujourd’hui ont un contact très serré avec l’urbanité, ce qui les en écarte encore est leur lien au temps puisqu’ils vivent au rythme des saisons et de la météorologie, c’est-à-dire qu’ils conservent un rythme ‘«’ ‘ traditionnel’ », non mécanique 248 . Ce n’est donc plus tant monde urbain et monde rural qui sont opposés dans nos sociétés contemporaines que monde ‘«’ ‘ moderne’ » et monde agricole. Les fêtes, foires et marchés incarnent ces images du monde agricole où il fait bon vivre, où l’on mange bien, où il existe un véritable échange, une communion avec ses semblables, et où l’on connaît et respecte son environnement.

Notes
245.

BESSIERE J. : Valorisation du patrimoine gastronomique et dynamiques de développement territorial, le Haut Plateau de l’Aubrac, le Pays de Roquefort et le Périgord noir, 2001.

246.

B. Hervieu, J.Viard : Au bonheur des campagnes (et des provinces), 1996, p.43.

247.

Ibid..

248.

Ibid., pp.87-94.