5.4.3.1. Le tourisme pour rechercher des « lieux »

Le texte de M. Augé, Non-Lieu, éclaire les rapports que les individus entretiennent aux lieux, et la façon dont ils les vivent, les perçoivent. Analysant les caractéristiques du monde contemporain, il observe le développement de ‘«’ ‘ non-lieux’ », expliquant ainsi le besoin de se réinscrire dans le local, la localité, le lieu. Ainsi, selon lui, la surmodernité est caractérisée par trois excès : surabondance événementielle, surabondance spatiale et excès d’individualisation, ou plutôt individualisation des références. Elle est productrice de non-lieux, par opposition aux lieux anthropologiques. Ces ‘«’ ‘ non-lieux’ » prennent la forme de distributeurs de billets de banque, d’autoroute, de voiture individuelle, d’aéroport… en somme tout ce qui permet de ‘«’ ‘ réduire’ » l’espace et le temps – non seulement par les déplacements mais aussi par la télévision et les satellites. ‘«’ ‘ Si un lieu peut se définir comme identitaire, relationnel et historique, un espace qui ne peut se définir ni comme identitaire, ni comme relationnel, ni comme historique définira un non-lieu.’ » 250

Le lieu est susceptible de servir de référence, de repère, et de supporter une élaboration de sens et de symboles par ceux qui en ont une pratique. Il est constitué comme lieu de mémoire par un groupe qui en fait un lieu de partage collectif. Il est compris par tous et ‘«’ ‘ tient’ » le collectif. Le lieu fait sens alors que le non-lieu est pratique, utilitaire. Surtout, lieu et non-lieu n’introduisent pas le même type de pratiques et lient les individus selon deux manières distinctes : ‘«’ ‘ comme les lieux anthropologiques créent du social organique, les non-lieux créent de la contractualité solitaire’. » 251 La surabondance, l’excès de la surmodernité conduisent ainsi à rechercher des lieux qui font sens, qui créent du liant – entre individus et entre les choses et les êtres. Les villes incarnent ces excès de temps, d’espace ainsi que la montée de l’individualisme. Les campagnes semblent actuellement agir à l’inverse puisqu’elles répondent totalement aux attentes de symboles partagés par un groupe, à la quête individuelle de s’intégrer dans un système, une collectivité, un lieu ou même de se ressourcer, de s’aérer, de se détendre, de ‘«’ ‘ se mettre au vert’ » … en effectuant une rupture avec la vie citadine, le quotidien.

Les fêtes, les foires et les marchés les plus anciens sont inscrits de manière physique dans la ville : ils ont donné une certaine physionomie, ils ont laissé des traces visibles (écuries, balances, crochets pour attacher les animaux, noms de rue…). Ils appartiennent à l’histoire et à la mémoire collective locales. Comme nous l’avons vu, les manifestations plus récentes sont investies d’une dimension culturelle et mettent en scène des éléments identitaires, au centre desquels se trouve le produit alimentaire. Celui-ci inscrit l’individu dans un schéma de compréhension rassurant et surtout, identifiant. Les fêtes, les foires et les marchés deviennent ces lieux dont parle M. Augé. Ils incarnent à eux seuls ces idées de ruralité et passent pour des représentations d’un monde agricole, d’une vie communautaire locale. Ils deviennent des objets de référence et servent de repères. Nous avons vu aussi comment non seulement ils représentaient un espace symbolique valorisant mais aussi comment ils permettaient de s’intégrer à une communauté, de s’incorporer les qualités d’un lieu et d’un groupe.

Ce passage d’un non-lieu à un lieu est expérimenté par une catégorie spécifique : le touriste, ou mieux, le vacancier qui se trouve dans une disposition particulière. En effet, le temps libre qui tend à prendre une place principale dans notre société, offre un espace de liberté à l’individu, qui l’utilise pour se retrouver. R. Amirou rapproche le tourisme du pèlerinage dans la mesure où il est caractérisé par une quête : ‘«’ ‘ quête de soi, de l’Autre, d’un lieu d’où renaître.’ » 252 L’espace touristique est considéré comme espace d’‘»’ ‘ unification d’un moi éclaté »’ 253 , d’affirmation de soi. Il se veut surtout dépaysement et rupture avec le quotidien, le temps de travail, le temps contraint. En rompant avec un temps et un espace trop familier, le touriste redéfinit un rapport à Soi et un rapport à l’Autre. C. Origet du Cluzeau observe ainsi que dans cette quête se cache une volonté de découvrir ‘«’ ‘ l’identité du territoire »’.

‘« Elle comporte une double dimension pour le visiteur : identité de l’autre, du territoire que l’on est venu découvrir et dont la curiosité incite à connaître les caractéristiques, mais aussi identité de soi-même, de ses racines, de celles qui portent l’avenir et que la découverte de l’autre aide à révéler. » 254

R. Amirou recourt à l’idée du pèlerinage pour expliquer le rapport qui naît entre le visiteur et le lieu par ‘«’ ‘ l’hagiothérapie, vertus accordées à certains lieux’ » 255 , qui soignent et transforment le visiteur. Si le touriste veut des lieux symboliques, différents auteurs soulignent qu’ils doivent faire sens vite et fort, et s’appuyer sur des images et des imaginaires. Pourtant, le touriste passe d’un univers à un autre sans vraiment changer ses manières de faire et ses manières d’être. Il transpose dans l’univers recherché ses comportements quotidiens. Il se trouve simplement dans une disposition nouvelle qui l’encourage à percevoir son environnement autrement, à y prêter une attention différente. La rupture n’est pas totale, elle n’est que fantasmée. Le téléphone portable dont on ne se sépare plus en est le témoin.

Notes
250.

Ibid., p.100.

251.

Ibid., p.119.

252.

R.Amirou : Imaginaire touristique et sociabilités du voyage, 1995, p.26.

253.

E.Caillet, E.Lehalle : A l’approche du musée, la médiation culturelle, 1995, p.143.

254.

C.Origet du Cluzeau : Le tourisme culturel, 1998, p.39.

255.

R.Amirou : Imaginaire touristique et sociabilités du voyage, 1995, p.64.