5.4.3.2. Une frontière inexistante entre lieux et non-lieux

Lieux et non-lieux n’ont jamais été vraiment séparés et séparables, comme ne le sont pas monde rural et monde urbain. B. Latour 256 démontre que ‘«’ ‘ nous n’avons jamais été modernes’ » justement parce que nous ne pouvons séparer la tradition du moderne, la nature de la culture. Il montre combien les Occidentaux se leurrent en croyant vivre dans un monde rationalisé, désenchanté. Ainsi, même dans ce que l’on croit être le plus rationnel, il existe des croyances, des mythologies, du sens collectif. Tout n’est qu’hybride. Chacun appartient à la fois au local et au global, au ‘«’ ‘ micro’ » et au ‘«’ ‘ macro’ ». Internet en est l’exemple le plus flagrant. Le même individu, dans le même temps peut à la fois s’inscrire dans une petite commune et dialoguer avec une personne à l’autre bout du monde, ou s’informer sur tout ce qui se passe sur la planète : faits divers, culture, science… De plus, cette même modernité que l’on juge déshumanisée met en place, par différents réseaux de communication, un échange entre les individus qui semble infini. Tout le monde peut communiquer avec tout le monde, sur n’importe quel sujet. La différence vient de la nature de l’échange qui n’est plus physique mais médiatisé par des instruments ou par du texte. Chacun des deux supports tend à isoler l’individu et à le rendre anonyme, tout en lui inscrivant une identité 257 . Les relations deviennent ambiguës et les pratiques se font de mixtes.

‘« Dans la réalité concrète du monde d’aujourd’hui, les lieux et les espaces, les lieux et les non-lieux s’enchevêtrent, s’interpénètrent. La possibilité du non-lieu n’est jamais absente de quelque lieu que ce soit. Le retour au lieu est le recours de celui qui fréquente les non-lieux (et qui rêve par exemple d’une résidence secondaire enracinée dans les profondeurs du terroir). Lieux et non-lieux s’opposent (ou s’appellent) comme les mots et les notions permettent de les décrire. »258

Par ailleurs, on observe aujourd’hui une volonté de transformer les grandes surfaces en lieux conviviaux. Leclerc et Auchan en tête proposent, dans quelques centres de France, crèche pour enfants, coin bar, institut de beauté et des spécialistes conseillent les clients, plus avisés et moins crédules qu’avant. Tout est fait pour y passer du temps, et donc dépenser, en jouant sur la volonté plus ou moins exprimée des individus d’effacer les non-lieux. Peut-on dire pour autant qu’ils sont chargés de valeurs et de sens ? Les supermarchés seront-ils les lieux de mémoire du 21e siècle ? De par leurs caractéristiques et les pratiques qui s’y déploient, il semblerait qu’elles vont encore rester des lieux d’expression de l’individualisme, même si l’anonymat tend à se dissoudre et qu’un début de sociabilité semble s’esquisser. Elles ne font pas encore sens, elles ne sont pas des référents culturels valorisés et elles ne sont pas inscrites dans l’Histoire collective.

Malgré les imbrications et les mélanges permanents, B. Hervieu et J. Viard constatent une homogénéisation qui ne permet plus de distinguer ruralité et urbanité. Ils relèvent toutefois le triomphe de l’urbanité ‘«’ ‘ laissant relativement isolés les derniers travailleurs de la terre. »’ 259 Ils précisent toutefois que cette urbanité n’est plus comme avant concentrée dans les villes, mais qu’elle s’étend sur l’ensemble des lieux. Néanmoins, fêtes, foires et marchés remplissent aujourd’hui une nouvelle fonction. Dépositaires d’un imaginaire qui valorise autant les produits que les territoires, ils sont perçus comme des objets culturels et patrimoniaux.

Au cours de ce chapitre, nous avons voulu montrer que les fêtes, les foires et les marchés n’étaient pas de simples places marchandes pour les individus. A partir d’un lien particulier qu’ils établissent avec un produit (rapport affectif, rapport sensuel ou de prise d’information) et avec un lieu (lieu de mémoire, lieu nostalgique, lieu de détente et de découverte de l’autre), ils intègrent ces places marchandes dans un système de valeurs associées à des images du passé et du monde agricole. En leur attribuant une fonction symbolique (conserver une mémoire, fixer des repères, donner du sens aux lieux), les fêtes, les foires et les marchés sont investis d’une dimension patrimoniale. Nous avons montré par quel schéma s’opérait ce processus de sélection, d’interprétation, mais aussi de négociation symbolique avec les producteurs, les éleveurs et les restaurateurs qui participent à renforcer ‘«’ ‘ l’illusion identitaire’ » et à valoriser le produit par des choix de mise en scène et en lumière des produits et de leur mode d’élaboration.

Néanmoins, plus que de satisfaire des individus en mal de repères, le fait de constituer les manifestations en patrimoine contient des enjeux plus importants. Les producteurs ‘«’ ‘ complices’ » de leur patrimonialisation profitent des retombées économiques qui en découlent. Par ailleurs, nous verrons qu’ainsi constitués, les fêtes, les foires et les marchés deviennent les instruments d’un développement local et touristique.

Notes
256.

LATOUR B. : Nous n’avons jamais été modernes. Essai d’anthropologie symétrique, 1991.

257.

M.Augé, Non-lieux, introduction à une anthropologie de la surmodernité.

258.

Ibid., p.134.

259.

B.Hervieu, J.Viard : Au bonheur des campagnes (et des provinces), 1996, p.110.