6.1.3. Une transmission partielle : tout n’est pas à montrer

Dès lors que la médiation s’inscrit dans un projet (révéler du sens) et passe par des instruments (des photos, des books), elle n’est pas pure transmission mais interprétation. Elle opère par la sélection des choses ‘«’ ‘ à voir’ » – ou à ne pas montrer – et par le choix de leur mise en exposition. Elle donne à voir selon un certain angle et, par là-même, élabore son propre discours. Elle construit un récit qui produit du sens. A propos de la mise en exposition d’un objet, E. Caillet observe que le musée est un « discours second, une seconde vision, une re-présentation. 264  » De la même façon, la production de sens et d’informations sur les foires et marchés s’inscrit dans une intention économique ou symbolique (vendre un produit, revaloriser l’image d’une communauté) et se révèle dans la mise en scène d’un objet. Tous deux produisent de la valeur symbolique qui donne un sens nouveau à l’objet. Nous avons vu, en effet, comment la place marchande transformait le produit, et nous avons même parlé de mise en scène. L’exposition du produit, transformé par le lieu, est accompagnée d’une médiation culturelle qui donne du sens et de la valeur au produit en l’intégrant dans son milieu socio-économique. Les visites commentées effectuées sur les manifestations (auxquelles s’ajoutent un film vidéo au musée du demi-millénaire ou la visite du bocage, à Saint-Christophe-en-Brionnais) témoignent d’une médiation qui s’étend à l’ensemble culturel local : elle met aussi en scène le lieu. On remarquera que la visite dans le bocage Brionnais se concentre autour de trois hauts-lieux de l’élevage bovin local : l’exploitation, le village de l’origine mythique de la race, et le marché de Saint-Christophe-en-Brionnais. Si l’exploitation et le marché représentent une pratique économique contemporaine – non folklorique – il ont tous deux un caractère symbolique pour le consommateur. Nous ne reviendrons pas sur celle du marché. Avec lui, l’exploitation passe pour un lieu d’élaboration du ‘«’ ‘ bon’ » produit. C’est un lieu d’où les urbains se sont éloignés et qu’ils redécouvrent comme un sanctuaire, un gardien des choses saines. Ces trois lieux ont quelque chose de sacré et de mythique. Ils ne représentent pas à eux seuls la réalité de la filière qui commence par les centres d’insémination et s’achèvent sur l’étal du boucher. Les abattoirs, qui occupent pourtant une place centrale dans le réseau économique, parce qu’ils décident du rythme d’écoulement des bestiaux et qu’ils sont révélateurs de l’évolution de la consommation et des épizooties, sont totalement occultés. Ils apparaissent publiquement au cœur lorsqu’il y a des problèmes et révèlent des contaminations. Peut-être est-ce pour cela qu’ils sont un sujet sensible. D’une part, ils évoquent les risques que l’‘»’ ‘ homnivore’ » encourre, pour reprendre l’expression de C.Fischler. Oublié le battage médiatique fait autour de la vache folle, la visite en abattoir pourrait la rappeler. D’autre part, ils sont devenus des lieux tabous pour les consommateurs qui refusent de penser à l’idée de l’abattage d’une bête pour son propre besoin ou plaisir. J.-P. Poulain observe ainsi :

‘« Des travaux déjà anciens avaient pointé le mode de gestion particulier adopté par les sociétés occidentales laïques, comme par exemple la mise à l’écart du regard social des abattoirs rejetés en périphérie urbaine ou l’organisation taylorisée de l’abattage qui dilue la responsabilité du meurtre en morcelant le processus technique de mise à mort. 265  »’

Les abattoirs ne seraient donc pas ‘«’ ‘ bons’ » à penser et à voir. A Saulieu où la démonstration de la filière ne passe pas par un discours mythologisé autour de lieux symboliques, on n’hésite pas à exposer au regard des visiteurs, dans des vitrines réfrigérées, les carcasses de différents animaux. Celles-ci, non présentées dans l’abattoir, n’ont rien de choquant et les visiteurs restent admiratifs de l’envergure de la bête. La proximité physique entre les bêtes vivantes et les carcasses exposées semble au contraire rassurer puisqu’‘»’ ‘ on sait d’où elles viennent’ », et qu’elles sont présentées aux enfants.

Comme les musées, les fêtes, les foires et les marchés proposent au public une certaine perception de l’objet. Ils mettent en valeur un produit qui fait ‘«’ ‘ signe’ », ils l’interprètent et le consacrent. Le produit trouve ainsi une nouvelle valeur et une nouvelle fonction. Il n’est plus seulement un bien de consommation, il représente des valeurs collectives, un bien commun. Si la médiation enregistrée sur les fêtes, les foires et les marchés peut être comparée à celle mise en place dans le cadre muséal, il est à souligner que l’objet n’y a pas le même statut. Il n’est pas traité de la même manière dans les deux cas puisque dans le musée, il est retiré du champ utilitaire, économique alors que ce sont ces fonctions qui sont renforcées sur les fêtes, les foires et les marchés. De plus le musée consacre un objet symboliquement mort, tandis que les foires et marchés participent à donner de la valeur à des produits vivants. Les porteurs du projet de mise en valeur de l’objet ne sont pas les mêmes. D’un côté, il s’agit de scientifiques qui ont une approche culturelle du produit, de l’autre, ce sont des individus qui en ont une connaissance pratique et qui trouvent leurs ressources dans son exploitation. De plus, ce n’est pas une tierce personne possédant des connaissances et des compétences validées par un diplôme ou une formation qui délivre une interprétation du produit, mais son propre artisan. Dans la médiation, producteur de sens ou d’objet et récepteur sont directement en contact, ce qui pourrait laisser croire à une ‘«’ ‘ authenticité’ » du discours. Tous les intermédiaires ou les supports introduisant du factice et de l’artificiel sont occultés pour retrouver un lien ‘«’ ‘ naturel’ » avec le produit par la rencontre directe avec son producteur. Pourtant nous pouvons aussi penser que le producteur induit du ‘«’ ‘ faux’ », puisqu’il a un intérêt particulier à mettre en valeur son produit. Il n’est pas de l’intérêt du producteur de présenter des produits de mauvaise qualité ou de tromper le client. Certains producteurs reprochent à d’autres de se ‘«’ ‘ débarrasser’ » de leurs produits, nuisant ainsi à l’image de l’ensemble de la profession et allant à l’encontre d’une fidélisation de la clientèle. En fait, ce n’est pas tant du ‘«’ ‘ faux’ » que l’on observe sur les fêtes, les foires et les marchés qu’une valorisation à outrance des produits. Tout est mis en scène pour qu’ils paraissent beaux et bons et que l’on se laisse tenter par un achat. Le producteur, en faisant la démonstration des caractéristiques de sa marchandise finira de convaincre. Dans la grande distribution, le produit est exposé tel quel sans d’autres informations, sous la lumière des néons, alors que sur les fêtes, les foires et les marchés, il est mis en exposition de manière valorisante.

Notes
264.

Ibid., p.68.

265.

J.-P. Poulain : Sociologies de l’alimentation, 2002, pp.89-90.