6.3.1. Définir du ‘«’ ‘ bien commun’ » : dialogue entre populations locales et touristiques

Pour les manifestations les plus récentes, la population locale et les producteurs verront surtout là une belle animation, propice à promouvoir les produits et ‘«’ ‘ l’identité’ » locale. Mais une dimension patrimoniale est revendiquée plus ouvertement sur les manifestations les plus anciennes. Ainsi, à Louhans, le fait de se rendre chaque lundi sur le marché est vécu comme une façon d’affirmer son appartenance à l’identité locale. Pour les touristes, les fêtes, les foires et les marchés sont la représentation vivante d’une culture locale. Plus que des lieux symboliques, ils appartiennent à la tradition, à la mémoire collective et aux pratiques locales. Ce sont les touristes les premiers qui évoqueront les foires et marchés comme faisant partie de ‘«’ ‘ notre patrimoine’ ». On visite ces places marchandes comme on visiterait un écomusée. L’exemple des écomusées est plus parlant que celui des musée car ils sont ancrés à un territoire qu’ils ‘«’ ‘ reflètent et produisent tout à la fois’ » 269 . Ils présentent des particularités propres au lieu, à la communauté qui peuvent être emblématisées par la population. Cependant, proposant une réflexion sur une société locale, ils dépassent une dérive passéiste en aidant les communautés à s’inscrire dans un présent et à envisager l’avenir 270 . Les fêtes, les foires et les marchés ne sont pas passés par une phase de destruction. Néanmoins, leur rareté, la menace de leur disparition et leur aspect archaïque renforcent l’intérêt que l’on porte sur eux, dans leur dimension patrimoniale. Ce n’est pas leur intérêt économique qui est revendiqué mais leur valeur symbolique et patrimoniale. Et c’est parce qu’ils sont ‘«’ ‘ patrimoine’ » qu’ils recèlent encore plus de sens et de valeur. Aujourd’hui, le patrimoine est sollicité dans les processus d’aménagement des territoires, en particulier à partir de projets de développement local et touristique. A travers les fêtes, les foires et les marchés, c’est aussi une identité collective qui se redessine pour permettre la valorisation de produits favorisant ainsi le maintien ou la relance d’activités économiques.

La définition de ce patrimoine est de deux ordres. D’une part, les populations locales et touristiques, sans user de ce terme, perçoivent et construisent les fêtes, les foires et les marchés en tant que bien commun qui fait sens pour elles. D’autre part, un organisme qui n’est pas en contact direct avec ces manifestations les a consacrées officiellement par une cérémonie (autour de la pose des panonceaux) qui signifie leur statut patrimonial (esthétique et gastronomique).

Dans un premier temps, un processus de patrimonialisation émerge d’un mouvement ‘«’ ‘ spontané’ » des populations locales ou touristiques qui définissent les fêtes, les foires et les marchés comme étant du ‘«’ ‘ patrimoine’ ». Ce sont les populations locales et touristiques qui ont ‘«’ ‘ élu »’ ces lieux, du moins qui les ont construits en tant que patrimoine parce qu’ils leur semblaient porteurs d’un sens collectif communément partagé, et appartenir à une histoire – nationale – commune. On empruntera ici la définition de ‘«’ ‘ patrimoine social’ » élaborée par M. Rautenberg selon lequel il résulte d’une appropriation par la population locale : l’objet ‘«’ ‘ acquiert sa qualité patrimoniale non par l’injonction de la puissance publique ou de la compétence scientifique, mais par la démarche de ceux qui se le transmettent et le reconnaissent’. » 271

On peut observer deux démarches distinctes de la part des populations locales : celle qui consiste à constater ou à reconnaître la place marchande comme faisant partie de leur patrimoine et celle qui consiste à élaborer un discours patrimonial au sein de la manifestation. Dans tous les cas, le processus de patrimonialisation relève de manière intrinsèque d’un dispositif de sélection, distinction, différenciation ou exclusion/oubli. On ne garde que ce qui fait sens pour le collectif et dans une intention précise, c’est-à-dire selon un objectif. Ainsi les fêtes, les foires et les marchés pourront être sollicités pour recomposer une mémoire collective et ils pourront renforcer la valeur symbolique d’un produit ou participer au développement touristique. Les places marchandes passent pour être des patrimoines, non seulement parce qu’ils relèvent d’une longue histoire locale mais aussi parce qu’ils appartiennent à une histoire nationale. Ils évoquent, dans l’imaginaire collectif, les manifestations qui se sont développées au moyen-âge et, plus généralement, ils semblent refléter la société agricole du début du siècle, encore perçue comme ‘«’ ‘ société traditionnelle’ », dans une optique ‘«’ ‘ évolutionniste’ » c’est-à-dire d’où l’on serait issu. Ils représentent, de manière confuse – non structurée et non consciente – à la fois un patrimoine ‘«’ ‘ global’ » et un patrimoine ‘«’ ‘ local’ ».

La première perception considère les fêtes, les foires et les marchés comme une identité unie derrière un territoire. Cette considération est à saisir non dans le sens d’une idéologie nationaliste mais dans celui d’un attachement tel que le définit P. Nora :

‘« Où ce n’est plus seulement l’histoire de la France, sa politique, son économie, sa société mais aussi et surtout ses paysages, son patrimoine archéologique et matériel, ses traditions, ses arts et presque les plus menus témoignages de son être qui se trouvent promus à la dignité de l’amour, aux honneurs de la conservation, à l’intérêt de la connaissance, solennisés comme un héritage dont on ne sait plus très bien de qui on le tient ni à quoi il sert, mais qui n’en est que plus précieux. » 272

L’échelle de la nation a été choisie car, selon P. Nora, le territoire français est marqué par une certaine stabilité et permanence qui peut proposer des repères fixes. L’idée d’une particularité française est renforcée par le fait que des ressortissants européens affirment ne pas connaître de telles manifestation dans leur pays. On peut noter par exemple que les rassemblements d’animaux vivants sont interdits en Suisse, renforçant le caractère ‘«’ ‘ typique’ », ‘«’ ‘ archaïque’ » et ‘«’ ‘ traditionnel’ » de ceux visités en France.

L’autre perception s’inspire des singularités régionales. Les fêtes, les foires et les marchés, tout en étant présents sur l’ensemble du territoire, se distinguent les uns des autres. Les places marchandes expriment des particularités par la présentation et la valorisation de productions locales identifiées comme appartenant aux pratiques locales. De plus, ils favorisent les rencontres sociales de tout un territoire qui se redéfinit en tant que collectivité, en construisant et en partageant du ‘«’ ‘ commun’ ». La place des touristes n’est pas à négliger dans la construction des fêtes, des foires et des marchés en tant que ‘«’ ‘ patrimoine social’ ». De la même façon que les uns désignent leur patrimoine, de l’intérieur, un autre groupe, une autre entité le définit, de l’extérieur. Par le même processus de distinction et de différenciation, des populations extérieures à une culture nomment ce qui appartient au patrimoine d’une autre culture. Elles élaborent des significations parce qu’elles ont observé l’impact des fêtes, des foires et des marchés ou du produit dans les pratiques locales ou, plus sûrement, parce qu’elles ont forgé une représentation pré-établie du lieu. La perception des personnes extérieures passe par un imaginaire touristique, idéalisé et donc subjectif. C’est bien le touriste qui véhicule et renforce des images sur la ruralité et son contraire, la ville. C’est le touriste qui, dans sa quête, cherche des lieux chargés d’histoire, de mémoire, bref, de sens, quitte à reconstituer artificiellement du sens, à construire les symboles. Pour autant, les populations locales ne sont pas plus détentrices d’objectivité puisque, dans la construction patrimoniale, elles recourent elles aussi à une interprétation, à une déformation de leur passé.

Selon M. Rautenberg, le ‘«’ ‘ patrimoine social’ » est l’affaire des populations locales dans la mesure où ‘«’ ‘ il est d’abord une ressource pour construire du quotidien.’ » 273 Pour lui, c’‘»’ ‘ est une production sociale et culturelle propre à chaque groupe social, même si les sociétés locales sont fortement influencées par la société globale et, dans le cas de la France, par les pratiques de l’Etat. »’ 274 Le phénomène touristique est-il compris comme simple influence ? Avant d’être ‘«’ ‘ touristes’ », les personnes qui se déplacent appartiennent à un autre lieu, à une autre culture, parfois très proche dans le cas du tourisme endogène. La construction patrimoniale qui se fait par distinction ou adhésion s’opère autant de l’intérieur, par appropriation, que de l’extérieur, par une désignation, qui n’est pas une imposition administrative. Il s’agit plus simplement de la construction d’un patrimoine par des populations. A y regarder de plus près, les populations touristiques ne procèdent pas de la même manière que les populations locales. Elles désignent un patrimoine pour s’en approprier une partie : découverte de lieux symboliques, des pratiques locales. On note d’ailleurs le rôle important des nouveaux résidents ou des résidents secondaires, très demandeurs d’un patrimoine local. Néanmoins, il s’agit peut-être moins de se réapproprier son propre patrimoine que de défendre une particularité qu’ils sont venus chercher. Leur regard n’est pas le même, la façon de conserver le patrimoine et les enjeux qui en découlent non plus.

Dans un deuxième temps, on enregistre la définition des fêtes, des foires et des marchés en tant que patrimoine, émise par les instances politiques à l’échelle nationale qui n’ont qu’un rapport conceptuel au local.

Notes
269.

Ch. Bromberger, in M.Augé, Territoires de la mémoire, les collections du patrimoine ethnologique dans les écomusées, 1992, p.89.

270.

L’écomusée de la Bresse bourguignonne, par exemple, a mené des réflexions sur l’environnement, sur les frontières et il a été sollicité pour participer à l’élaboration de la charte du pays de Bresse.

271.

M. Rautenberg : « L’émergence patrimoniale de l’ethnologie : entre mémoire et politiques publiques », 1998, p.288.

272.

P. Nora : Les lieux de mémoire, III, 1, 1992, p.28.

273.

M. Rautenberg : « L’émergence patrimoniale de l’ethnologie : entre mémoire et politiques publiques », 1998, p.288.

274.

M. Rautenberg : « Une politique culturelle des produits locaux dans la région Rhône-Alpes », 1998, p.83.