6.3.2. Le patrimoine comme « marqueur » des lieux touristiques

Pour distinguer la démarche opérée d’un côté par les populations locales et de l’autre par les populations extérieures, M. Laplante relève deux sortes de mise en valeur d’un patrimoine : ‘«’ ‘ la sacralisation touristique et la "patrimonialisation" [qui] s’apparentent comme processus : dans les deux cas, il s’agit de distinguer de l’ordinaire, de faire ressortir quelque chose »’ 275 . Néanmoins les deux processus ne s’adressent pas aux mêmes destinataires :

‘« la sacralisation touristique est faite pour des étrangers, c’est-à-dire, pour des gens qui ne disposent pas des connotations, du fond de mémoire collective pour comprendre et apprécier les réalités qui les entourent ; la mise en valeur patrimoniale est faite – en principe – au profit des héritiers. » 276

Plus qu’une simple différence du destinataire, on ne choisit pas de mettre en valeur un patrimoine de la même façon selon que l’on s’adresse aux populations locales ou aux touristes. Développement local et développement touristique peuvent parfois se confondre par les voies qu’ils empruntent, mais ils ne recourront pas aux mêmes méthodes, à la même mise en valeur. Ainsi M. Laplante, qui emprunte ses termes à Mac Cannel parle d’ ‘»’ ‘ attraction touristique’ » 277 pour désigner l’attraction exercée par un lieu sur les touristes. Ce lieu est désigné comme ‘«’ ‘ une-chose-devant-être-vue’ » 278 . C’est ce qu’il représente que l’on vient rechercher. Et c’est parce qu’il a été désigné comme tel qu’il devient attractif. Ce qui le désigne est un élément d’information : panneaux, dépliants, le plus souvent, qui expliquent en quoi le lieu est ‘«’ ‘ à voir’ ». Dans le cas des fêtes, des foires et des marchés, c’est essentiellement le bouche à oreilles qui a fonctionné pour rendre le lieu incontournable.

Le label S.R.G. appose des ‘«’ ‘ marqueurs’ », pris dans le sens de Mac Cannel, en instituant ce qui est à voir. Patrimonialisation et sacralisation touristique s’accompagnent de mises en valeur et de mises en exposition. M. Laplante tend à les considérer de la même manière, du moins à montrer qu’ils deviennent inséparables du fait de l’intérêt croissant des touristes pour les choses du patrimoine. Néanmoins, il rappelle que la mise en valeur touristique se contente d’images toutes faites, faisant largement appel aux stéréotypes. Elle cherchera plus à satisfaire des attentes qu’à se rapprocher d’une réalité. Certains auteurs évoquent même l’idée d’une banalisation et d’une gadgétisation par le tourisme. Quels sont les enjeux de la labellisation S.R.G., aux niveaux local et national ? Peut-on encore penser la mise en valeur du patrimoine et la mise en valeur touristique  séparément? Peut-on encore croire que mêler l’économique au culturel serait une forme de perversion d’un ordre et d’une vérité culturelle ? Les tourismes dits ‘«’ ‘ vert’ » ou ‘«’ ‘ culturel’ » n’apportent-ils pas une nouvelle façon d’appréhender un patrimoine ? N’en va-t-il pas de même pour les nouveaux outils appelés ‘«’ ‘ centre d’interprétation’ » ou ‘«’ ‘ circuits culturels à caractère ethnologique’ » ?

La mise en valeur du patrimoine pour les locaux ou pour les touristes relève de deux démarches différentes. L’une cerne un espace vécu alors que l’autre construit un espace rêvé, fantasmé. Néanmoins, les deux sont intimement liés. Un aménagement destiné aux touristes sert aussi, le plus souvent, aux locaux et peut améliorer leur confort de vie. Le développement touristique a des retombées sur l’ensemble de l’économie locale. L’objectif du nouveau Pays de Bresse peut être résumé par son slogan : ‘«’ ‘ Bresse bourguignonne, terre de vie, terre d’accueil »’ qui lie dans un même espace, résidents et hôtes de passage. La charte prévoit de redynamiser l’intérieur du territoire tout en l’ouvrant à l’extérieur en le rendant attractif (tant au niveau touristique qu’économique). La valorisation du patrimoine, qu’elle soit traitée par le développement local ou par le développement touristique, vise des fins identiques de cohésion sociale, de développement économique, de relance d’activité ou de réappropriation d’un territoire. Dans ces perspectives, le contenu (l’objet patrimonial) sert de ressource. Le patrimoine répond aujourd’hui à une demande, mais on peut supposer qu’il n’en sera pas toujours de même ou du moins que la notion évoluera encore. Sans doute, apparaîtront aussi des formes innovantes d’usage des objets ‘«’ ‘ patrimoniaux’ ». La mise en valeur est surtout question de forme et d’angle d’approche de l’objet. Ce qui importe, c’est surtout l’objectif visé. La forme a tendance à masquer l’enjeu qui guide la valorisation mais c’est celui-ci qu’il est intéressant de découvrir ou de garder à l’esprit pour comprendre le sens de ces processus.

Après avoir été ‘«’ ‘ élus’ », les fêtes, les foires et les marchés sont désignés par une tierce entité. Producteurs et visiteurs-consommateurs ne sont plus les seuls acheteurs de ces places marchandes. Des personnes extérieures viennent en effet publiciser la relation pour en faire une ‘«’ ‘ attraction touristique’ ». L’industrie du tourisme s’attache à construire des images qui identifient immédiatement un lieu. Comprenant les attentes des touristes, c’est un certain art de vivre qui est ‘«’ ‘ publicisé’ », auquel appartient la gastronomie ‘«’ ‘ qui, en relation avec les sites de production et d’élaboration des produits s’avère parfaitement complémentaire de la fréquentation du patrimoine. ’» 279 Il s’opère une sorte d’appropriation du patrimoine social par les instances institutionnelles qui désignent à leur tour ce qu’elles considèrent comme à mettre en valeur, à patrimonialiser. Le C.N.A.C., instance interministérielle, attribue le label S.R.G. à des sites qui ont déjà une reconnaissance populaire plus ou moins étendue. Ainsi, le sel de Guérande jouit d’une grande notoriété, tandis que le pruneau de Saint-Aubin a une reconnaissance locale, autour de la fête annuelle, mais le pruneau dit ‘«’ ‘ d’Agen’ » est connu à grande échelle. On retrouve ici ce que M. Rautenberg désigne par ‘«’ ‘ patrimoine institutionnel »’ qui opère par désignation et qui, par le biais de lois et de réglementations, tend à devenir ‘«’ ‘ l’expression d’un pouvoir supérieur, celui de l’Etat, qui décide pour les territoires et pour les hommes qui y vivent ce qui est ou n’est pas patrimonial.’ » 280

Les fêtes, les foires et les marchés, perçus à travers les regards et les pratiques des producteurs et des consommateurs, entretiennent un lien au local, à l’identité du lieu (spécificité des produits, pratiques locales…). La mise en scène ou en lumière de certains de leurs composants renforce ce lien et permet de revaloriser une économie. En apportant du sens, de la valeur symbolique à leur identité de groupe, les producteurs favorisent leur économie. Les consommateurs, ou plus largement les visiteurs, trouvent des repères, des fixes qui répondent à une demande sociale d’identification et de particularités face à l’homogénéisation et à la standardisation ambiante.

La mise en scène des productions et des identités locales par la patrimonialisation des fêtes, des foires et des marchés ne répond pas qu’à des attentes sociales ou collectives. On y retrouve en effet une forte emprise économique. Les places marchandes permettent aux producteurs de valoriser leurs produits, d’apporter de la valeur symbolique, de la distinction, justifiant par là-même une protection (A.O.C. par exemple) suscitant une demande spécialisée. Derrière l’identification d’un produit se révèle l’identification d’une culture propre, facteur parmi d’autres de l’originalité et de la typicité du produit. Néanmoins si des pratiques culturelles se trouvent impliquées dans la revendication d’un produit original, on ne peut parler de revendication identitaire. Cette identité est convoquée en tant que ‘«’ ‘ tradition’ » pour justifier du caractère ‘«’ ‘ typique’ » et ‘«’ ‘ authentique’ » du produit. Elle sera également mise en scène (costumes, objets, photos…) pour garantir ces deux aspects.

Dans un contexte d’ouverture au tourisme, il est intéressant dès lors d’interroger le processus de valorisation des communes ou des productions à travers la désignation S.R.G.. Nous pouvons déjà observer que le label S.R.G. relève a priori moins d’une démarche patrimoniale que d’une démarche de promotion touristique. Il s’agit surtout de désigner des lieux touristiques. Des acteurs locaux, proches des producteurs, verront là une ouverture vers le développement local en permettant de faire la promotion de leurs produits ou de leur commune. Pourtant, on observera que ce sont plus souvent les acteurs du tourisme qui participeront à l’aventure. La valorisation d’un objet patrimonial constitué en attrait sert à la fois au développement économique en étendant un réseau commercial et au développement touristique qui devient une nouvelle ressource pour la commune. Nous avons vu pourquoi les différents groupes ‘«’ ‘ choisissaient’ » de venir sur les places marchandes et la valeur culturelle, économique et symbolique qu’ils leur attribuaient. Différentes démarches mobilisant les associations ou les acteurs locaux (comme l’union des restaurateurs et des métiers de bouche, à Saulieu ou les bénévoles qui font visiter le marché de Saint-Christophe-en-Brionnais) participent à promouvoir ou à éclairer les places marchandes en les insérant dans un environnement naturel et socio-économique. Aujourd’hui, on observe une sorte de légitimation de ces choix par l’intervention des institutionnels qui viennent conforter ce mouvement à des fins touristiques. Néanmoins, si l’intention première du C.N.A.C., avec les S.R.G., est de développer un tourisme gastronomique, celui-ci se trouve enchâssé dans des préoccupations patrimoniales. En effet, le projet de ces S.R.G. suit une démarche de recensement et de valorisation – voire de relance – du patrimoine culinaire engagés par le C.N.A.C., et les S.R.G. ont été choisis pour l’intérêt de leur patrimoine gastronomique. Mais on observe aussi un enjeu plus profond qui est de représenter, d’emblématiser une gastronomie française à travers la richesse et la diversité des produits régionaux.

En quoi les fêtes, les foires et les marchés participent-ils au développement touristique des communes ? Quel est l’enjeu de la création de ce label ? Attribué par un comité interministériel, comment les communes le mettent-elles en valeur ? Comment s’articulent objectifs nationaux et enjeux locaux ?

Cette troisième partie vise à montrer comment les fêtes, les foires et les marchés deviennent des ambassadeurs pour représenter des communes et, plus largement, une certaine idée de la gastronomie française. Il s’agit de voir comment, pour les autorités locales et nationales, les places marchandes deviennent des ‘»’ ‘ marqueurs’ », des identifiants susceptibles d’assister des projets de développement.

Dans un premier temps, nous observons la place que la fête, la foire ou le marché occupe dans un contexte social et économique local. Cela nous permettra de comprendre le rôle qu’ils peuvent jouer dans des démarches de valorisation des productions et des communes. En effet ils constituent une caractéristique importante de l’identité d’un lieu et participent aux démarches de protection des productions qui passent par leur singularisation. Parce qu’ils véhiculent des notions attractives et qu’ils ont un caractère identifiant, les fêtes, les foires et les marchés deviennent des instruments de valorisation et de publicisation de produits et de lieux. C’est pourquoi cette fonction sera largement investie par les différents acteurs locaux. Le recours aux supports médiatiques est aussi au cœur de ces manifestations (affiches, presse écrite, discours, présence de personnalités…).

La médiatisation du lieu et la participation des places marchandes dans des processus de développement économique se trouvent renforcées par un label touristique octroyé par un comité interministériel. Partant du constat que ce label légitime des liens entre un produit et un lieu sous la forme d’une emblématisation, nous nous attacherons à saisir comment il est approprié localement. Rapidement inscrit dans une démarche collective par la création d’une association, nous montrons comment son adoption – ou non – résulte d’une interprétation et d’une adaptation. Interprétation des atouts d’une marque collective, mais aussi interprétation d’une situation locale et de ses besoins. La description d’exemples précis permet de saisir les modes d’appropriation locale du label par l’adaptation d’une marque collective à une situation propre. Chaque cas se révèle unique tout en participant à une démarche commune. Si le phénomène S.R.G. est assez récent, nous pouvons d’ores et déjà observer l’articulation entre la mise en place d’un tourisme gastronomique et la valorisation des territoires. Entre techniques marketing et développement local, le label S.R.G. semble associer deux processus antagonistes. Toutefois les deux sont conciliés dans une même recherche de valorisation du patrimoine gastronomique. De plus, si le premier est privilégié par le collectif, le second est sollicité par les sites, individuellement. Les deux processus sont donc plus ou moins distincts et ne se retrouvent pas de la même façon à tous les niveaux.

Notes
275.

M. Laplante : « Le patrimoine en tant qu’attraction touristique : Histoire, possibilités et limites », 1992, p.57.

276.

Ibid.

277.

Ibid., p.55.

278.

Ibid., p.55.

279.

C. Origet du Cluzeau : Le tourisme culturel, 1998, p.21.

280.

M. Rautenberg : « Une politique culturelle des produits locaux dans la région Rhône-Alpes », 1998, p.88.