1.1.2. La patrimonialisation du marché

Parallèlement à la diminution du nombre de bêtes amenées sur le marché, on enregistre une augmentation du nombre de touristes, toute l’année et surtout en été. Cette situation nouvelle, encouragée par la municipalité comme ressource pour pallier aux abandons progressifs des professionnels sur le marché, tend à transformer le rôle et le statut du marché. En effet, de lieu d’échange économique, rassemblant des professionnels, il devient un objet patrimonial, visité par les touristes.

D’un côté, les touristes viennent parce qu’ils trouvent le marché ‘«’ ‘ typique’ », ‘«’ ‘ pittoresque’ », ‘«’ ‘ traditionnel’ », presque archaïque ; c’est-à-dire qu’ils perçoivent une image bien plus que sa réalité économique. De l’autre, se développe une série de discours qui tendent à patrimonialiser le marché par une valorisation providentielle de ses origines. Deux aspects sont particulièrement revendiqués : son ‘«’ ‘ âge’ », célébré à travers la création d’un musée et sa situation géographique. Cette dernière le positionne près du berceau mythique de la race, légitimant la place qu’il occupe dans la filière – il est une référence – et lui conférant une valeur symbolique. La vidéo diffusée dans le Musée du demi-millénaire, les dépliants de l’Office du tourisme et encore plus les articles de journaux locaux reprennent ces deux points pour renforcer son aspect ‘«’ ‘ traditionnel’ » en laissant penser qu’il n’a pas changé ou si peu, depuis son apparition. M. Pierlot, par exemple, relève, dans L’Exploitant agricole du 2 avril 1999 : ‘«’ ‘ Malgré cette évolution [sa modernisation, la construction des halles, la salle des paiements…] le marché est resté fondamentalement identique à ses débuts : les professionnels jaugent l’animal à l’œil et à la main et le marché se conclut à la parole’ ». Le marché s’est profondément transformé, dans sa physionomie et surtout dans le rôle qu’il joue dans le tissu économique local (il n’est plus le lieu de passage obligé pour les éleveurs). Pourtant, il est perçu comme étant inchangé. En fait, ce sont uniquement les personnes qui en ont un regard extérieur qui le voient ainsi. En effet, les éleveurs sont conscients de ces changements qui, pour le passant sont anodins mais qui sont d’envergure pour l’éleveur et les marchands de bestiaux. La construction de la salle des paiements en 1971 n’a pas été qu’un détail dans l’histoire du marché puisque pour les éleveurs il marquait un profond changement qui allait être accompagné par une grève générale soutenant le refus de s’y rendre.

Pourtant, pour un œil non avisé, les pratiques du marché relèvent du traditionnel, renforcé par un discours élaboré – plaquettes touristiques, articles de journaux, commentaires de la vidéo – qui entretient le caractère rituel, presque religieux ou mystérieux. Le temps dans lequel ces pratiques s’inscrivent offre un cadre peu conventionnel répondant à une nécessité – l’expédition des bêtes – mais renforçant un imaginaire.

Durant la nuit se déroule une ronde étrange des camions. Le marché commence à 6 heures et à 9h1/2, tout est fini. Ce qui semble inchangé, c’est ce qu’il se passe dans ce laps de temps. Des bêtes en ligne, des hommes, tous identiques en blouse de maquignon d’une couleur foncée, une casquette souvent vissée sur la tête, des bottes en plastique et immanquablement, un bâton – pas pour punir mais pour guider. Ces hommes passent, tâtent la bête pour tester le taux d’engraissement en lui pinçant les fesses puis marchandent le prix avec son propriétaire. Echange secret qu’on peut difficilement saisir en tant que personne extérieure. Le marché conclu, la bête sera emmenée dans les parcs d’embarquement, au plus grand plaisir des curieux, qui les voient évoluer au milieu d’eux, comme s’ils appartenaient un moment à la scène. Les chèques encaissés, tout le monde repart, et l’on discute de l’évolution des cours entre soi, les derniers curieux s’étant dispersés lorsque le spectacle est fini. Quelques-uns se rendent à la cotation.

Un élément est particulièrement symbolique et a fait l’objet d’une mise en valeur patrimoniale : le Mur d’Argent, qui encercle le foirail qui s’est vu remplacé en 1971 par la salle des paiements. Jusqu’alors, les ‘«’ ‘ top-là’ » et l’échange de billets se faisaient sous son œil discret. Il renvoie à une image typique voire folklorique du marché. Il est la trace visible de la stabilité du marché, tout en signifiant son changement puisqu’il est plus de l’ordre de la commémoration, du souvenir. Il est donné à voir par la pose d’une plaque qui le rend signifiant et significatif du marché du passé. Il marque le changement en rappelant un rapport ‘«’ ‘ traditionnel’ » à l’argent : l’échange de liasses de billets.

Le marché en tant qu’objet patrimonial est signifié par le Mur d’Argent. Nous avons vu que différents supports lui donnaient une interprétation, qui lui permet d’être saisie par le visiteur de passage. Le marché de Saint-Christophe-en-Brionnais peut aujourd’hui être désigné comme un objet patrimonial. S’il conserve tant bien que mal sa fonction économique et que des éléments de modernisation apparaissent, on observe néanmoins qu’il est traité en tant que patrimoine. Une plaque commémore l’époque dorée du marché où les affaires allaient bon train, et une série de supports assurent sa transmission (visites commentées, vidéo, musée). Sa sacralisation l’a inscrit dans une a-temporalité qui, si elle permet de valoriser la commune, semble écraser inexorablement le rôle économique présent. Du moins, la gestion de l’image du marché et de sa fonction commerciale doivent-elles être prises en charge pour qu’il reste un vecteur dynamique.