1.3.2. Un territoire de gastronomie

Nous avons vu comment les fêtes, les foires et les marchés passaient, auprès des populations locales et touristiques, pour les représentations d’une culture, d’une histoire, d’une vie locale et comment cela s’exerçait entre des imaginaires collectifs et des mises en scène d’éléments signifiants. Mais on observe aussi qu’à travers la manifestation, des institutions reconstruisent un territoire susceptible de contribuer et de supporter une mise en valeur touristique. Cela est particulièrement le cas pour la promotion commune qui s’engage autour des Quatre Glorieuses. Comme nous l’avons évoqué, depuis 1998, se mettent en place des animations communes aux quatre villes, regroupées sous l’appellation ‘«’ ‘ la semaine des Glorieuses’ » durant laquelle on peut visiter des sites d’élevage. Cette ‘«’ ‘ semaine’ », qui s’est donnée pour slogan ‘«’ ‘ les fêtes de fin d’année commencent en Bresse’ » est en quelque sorte un moyen de trouver du commun, de réunir la ‘«’ ‘ Bresse’ » autour de laquelle les chercheurs (historiens, linguistes, ethnologues…) se sont mis d’accord pour ne l’évoquer qu’au pluriel (on parle ainsi des Bresses) afin de désigner la diversité de la réalité géographique, historique, culturelle et linguistique qu’elle recouvre. Délimitée géographiquement pour l’A.O.C. volaille de Bresse, elle est répartie sur trois régions, trois départements et surtout, elle est divisée en deux à travers ces mêmes concours. En effet, il existe trois Glorieuses dans l’Ain et une en Saône-et-Loire, entre lesquelles il existe un véritable fossé. Non seulement les éleveurs de l’Ain se présentent aux trois premiers concours et pas à celui de Saône-et-Loire (parce que la Chambre d’agriculture le leur déconseille) mais en plus, il n’est pas rare d’entendre ou de lire dans les médias ‘«’ ‘ Les trois Glorieuses de Bresse’ » omettant celle de Louhans qui est présentée comme moins importante ou de qualité moindre, obligeant ainsi les éleveurs à maintenir une compétition en essayant de faire autant, sinon mieux, que l’Ain. Cette union des quatre concours reste un peu fictive, virtuelle, et vise d’abord à communiquer auprès du grand public, sur une image d’unicité qui n’existe pas chez les éleveurs et au sein des Chambres d’Agriculture des deux départements. Le comité d’organisation de cette semaine rassemble les représentants des quatre villes (maires ou adjoints), le directeur du centre de sélection de Béchanne, sous la houlette de Mme O., de la Chambre d’agriculture, remplacée depuis par T.V., attaché culturel à la mairie de Louhans. Ce comité souhaite d’autre part conserver le dynamisme du concours en créant le prix ‘«’ ‘ espoirs’ » pour encourager les jeunes éleveurs. Cette démarche s’inscrit dans une promotion de la Bresse, dont le territoire est la zone d’A.O.C. de la volaille. Le slogan des quatre Glorieuses ‘« Gastronomie, patrimoine et tradition’ », renvoie aux caractéristiques propres de l’A.O.C. : des produits, un sol, des savoir-faire.

Communiquer sur la Bresse plutôt que sur un département (Saône-et-Loire ou Ain) ou sur une ville, Bourg-en-Bresse par exemple (qui évoque immédiatement la Bresse mais qui appartient au monde urbain plus qu’au monde rural) est plus porteur pour le tourisme. Mme O. fait observer : ‘«’ ‘ Les gens connaissent la Bresse, ils ne connaissent pas le département de l’Ain. Ils ne connaissent pas non plus la Saône-et-Loire en tant que telle (…). Donc connaissant la Bresse, on va essayer de faire la promotion de la volaille de Bresse et de la Bresse.’ »

En même temps que se construit un territoire, dans l’objectif de devenir une destination touristique, dans son unité et dans sa particularité, s’élabore une image. Certains s’unissent pour promouvoir une région qui souffre d’une image négative, d’autres élaborent une image singularisante. L’atout ici valorisé est la gastronomie. Celle-ci est déclinée au cours de la fête à travers dégustations ou commentaires qui placent l’animal dans la haute gastronomie de par ses qualités organoleptiques. Elle permet aussi de construire un discours touristique en associant les notions de bien vivre, de plaisir de la table, et de plaisir de vie, à la manifestation, représentative du ‘«’ ‘ caractère’ » de la région.

L’image qui s’expose n’est pas la même partout. Saint-Christophe-en-Brionnais et Saulieu organisent toutes les deux un concours de bœufs gras de race charolaise. Pourtant, les notions qu’elles déclinent sont tout à fait différentes.

Alors qu’à Saulieu, on développe une image de haute gastronomie, de haute qualité qu’on ne retrouve pas à Saint-Christophe-en-Brionnais où, même si l’on revendique la qualité bouchère, on ne se réfère pas à une gastronomie de luxe mais plutôt à une convivialité, à une histoire, à une ‘«’ ‘ authenticité’ » et aux notions de convivialité, de nature, de ruralité et de festivité (festin campagnard).A Saulieu est associée une image de gastronomie qui est largement confortée par la présence de Bernard Loiseau dont le restaurant se trouve sur la place centrale, le long de la R.N.6. Il n’est en effet de dépliant touristique ou de carte de ville… où l’on ne voit la photo du chef Loiseau. Son image est d’une précieuse aide dans la promotion de certaines manifestations et de la ville. Pourtant les organisateurs, tout en lui rendant hommage, montrent leur volonté de gommer sa présence, trop écrasante. ‘«’ ‘ Il fait beaucoup pour la région (…) Mais y a pas que Bernard Loiseau. Y a aussi le charolais. Y a une Ambassade, derrière, et des exploitants ’», résumera l’agent d’animation du patrimoine, à la mairie de Saulieu. Une restauratrice, présidente des Restaurateurs et métiers de bouche, à Saulieu, confirme : ‘«’ ‘ On a toujours été une ville de gastronomie, une ville d’accueil… On avait Alexandre Dumaine, maintenant on a Bernard Loiseau. Il faut absolument y entretenir. Et on aurait pu faire des tas d’autres choses. Mais comme on était une ville de gastronomie… On fait toutes les animations possibles avec la gastronomie’ ». Ainsi, Saulieu a déjà une image qu’il s’agit de conforter, voire de développer pour qu’elle ne reste pas figée sur un seul personnage. Il y a aujourd’hui une volonté de maintenir ce lien charolais/Saulieu/gastronomie, en l’intégrant un peu plus au territoire et aux hommes qui détiennent les savoir-faire (éleveurs et bouchers). La fête, de manière ponctuelle et conviviale est un moyen d’exposer cette qualité par la présence d’animaux exceptionnels. Elle touche un large public qui se fait une idée forte de Saulieu. La dimension ‘«’ ‘ animation’ » est importante car elle est attractive pour les touristes comme pour la population locale (ou pour les nouveaux résidents).

En Bresse, une image de gastronomie s’est constituée autour de la volaille, et surtout autour de la volaille fine. Cette image n’est pas rattachée à une ville mais à la Bresse dans son ensemble. Cette caractéristique peut découler du fait de l’appellation ‘«’ ‘ poulet de Bresse’ » qui ne s’applique pas à une seule ville mais à un territoire vaste. Ainsi, hormis les particularités locales, la volaille est pour le touriste ‘«’ ‘ Le’ » produit de la Bresse, toute ville disparaissant derrière son appartenance à la Bresse.

A remarquer que l’on rencontre aussi un grand chef, Georges Blanc (3 étoiles au guide Michelin), très impliqué dans la promotion de la volaille de Bresse puisqu’il est président – actif et très présent – du CIVB. Installé à Vonnas, village de son enfance, dans l’Ain, il défend la volaille de Bresse sans renforcer la suprématie d’une des quatre villes sur les trois autres. Les grands chefs cuisiniers font profiter de leur notoriété à la ville, voire à la région, qui les accueille et à laquelle ils semblent conférer une image de haute gastronomie. Le chef est là parce qu’il y trouve de bons produits susceptibles de rendre compte de son savoir-faire, peut-on penser. J.R. Pitte qui souligne que ‘«’ ‘ les bons produits sont autant l’œuvre des hommes que de la nature’ ‘ 282 ’ ‘ »’ ajoute que ‘«’ ‘ sans gastronomes, il n’y aurait ni cuisiniers talentueux, ni producteurs de bons légumes (…)’ ‘ 283 ’ ‘ »’

Notes
282.

J.-R. Pitte : « Les origines de la passion gastronomique des français », Alimentations et régions, 1987, p.365.

283.

Ibid.