2.1. D’un héritage à une invention

Parmi les manifestations étudiées, trois trouvent leur origine au Moyen-Age. Les trois sont gérées par la municipalité dont elles dépendent. Les marchés hebdomadaires qui nous concernent ici sont en quelque sorte un phénomène ‘«’ ‘ hérité’ », qui trouve sa place dans l’histoire, l’économie et la vie sociale locale. On remarque d’ailleurs que l’histoire du marché est intimement liée à l’histoire de la ville et que – en particulier à Louhans et à Saint-Christophe-en-Brionnais – le marché participe à l’originalité, à la spécificité et au caractère du lieu.

Nous parlons d’ ‘»’ ‘ héritage’ » à propos des manifestations anciennes dans la mesure où elles ont été créées longtemps avant qu’interviennent ceux qui en ont la charge actuellement. Si elles ont évolué, elles ont été conservées au fil des décennies ou des siècles. Il ne s’agit pas de la transmission d’un bien à proprement parler mais de la transmission d’une histoire et de valeurs symboliques à travers la poursuite d’une activité économique. L’héritage ne signifie pas une passivité. Prenons l’exemple du modèle familial : il existe une croyance qui veut que la troisième génération dilapide ce que le grand-père a créé et que le père a fait fructifier. Si cet exemple est caricatural, il témoigne du fait que l’héritage devient ce que l’on en fait. On peut le conserver, l’améliorer, le modifier ou le détruire. Le fait que nous ayons désigné les marchés anciens comme étant ‘«’ ‘ hérités’ » ne veut pas dire que les contemporains n’y ont aucune prise. Au contraire, nous pouvons dire que des individus et des contextes particuliers ont laissé leurs empreintes au cours du temps, décidant de ce qu’il fallait faire de cet héritage. H.P. Jeudy observe ainsi : ‘«’ ‘ la visibilité de l’héritage ne se traduit pas seulement par l’acquisition des biens, elle se manifeste dans la "mise en scène" des stratégies et des projets. »’ 284 . L’organisation des fêtes, des foires et des marchés dépend de choix politiques, économiques, des décisions et des orientations municipales (nous avons vu qu’à Louhans la priorité était donnée au marché dans les projets d’aménagement du centre ville). De même, le rôle qu’on veut leur faire jouer dans les procédures de mise en valeur touristique et de développement local émane de ses ‘«’ ‘ héritiers’ ».

Les autres manifestations quant à elles relèvent d’une invention, c’est-à-dire d’une intention. Cette intention se définit par l’objectif visé lors de la création de l’événement et peut être en partie éclairée par le repérage de son auteur. En effet, on peut supposer sans mal que cette invention répond à ses propres besoins. Néanmoins les explications sont plus complexes étant donné qu’en plus de l’organisateur principal ou initial se sont associés divers types d’acteurs et que, exploitée hors d’un contexte clos et privé, la manifestation échappe à ses organisateurs. En effet, elle émane d’un milieu et elle est ensuite appropriée par les associations et les populations qui participent souvent en tant que bénévoles.

L’intention peut se trouver dans le contexte historique. Ainsi on remarque que les deux foires agricoles sont nées au cours de la deuxième partie du XIXe siècle, sous l’impulsion de Napoléon III qui a encouragé la mise en valeur des produits régionaux.

  • Des créateurs de fêtes

Dans les quatre fêtes qui nous occupent, le créateur (un individu ou une association) produit une animation au nom d’un intérêt général. Contrairement aux foires agricoles, leur initiateur n’est pas nécessairement en lien avec le milieu professionnel concerné. A Saint-Aubin, les créateurs sont aussi pruniculteurs, mais ils agissent là au nom du syndicat d’initiative. Ce double emploi peut se comprendre par le fait qu’il s’agit d’un petit village, qui voit les mêmes visages dans divers domaines. Les fêtes prendront peu à peu du volume en rassemblant de nouveaux intérêts.

A Romans, la fête a été instaurée par un restaurateur, propriétaire de l’un des premiers café-théâtre de province. Pour animer le centre, en été, il crée cette fête, mais pour montrer la distinction d’avec son propre commerce, il crée l’association Jacquem’arts chargée d’organiser cette fête ainsi que divers concerts ou manifestations culturelles. Après une première édition, la fête s’arrête quatre ans, les producteurs de ravioles sollicités pour l’occasion ne saisissant pas leur intérêt. Pourtant, lorsque la fête reprendra, avec un déplacement de la date, elle connaîtra un vif succès. Les producteurs de ravioles et les boulangers voient là un moyen de valoriser leurs produits. La ville encourage la démarche car cela permet d’animer le centre. Les subventions seront versées à l’association pour l’ensemble de ses animations, et des aides techniques seront délivrées pour la fête. L’objectif premier est d’animer le centre ville et de dynamiser les commerces locaux dont profiteront surtout les bars et les restaurants. Les autres commerçants de la vieille ville se sont peu à peu raccrochés à la fête pour profiter de l’animation et chaque quartier propose des stands liés à un thème : l’art, l’artisanat, la bande dessinée. Chacun organise à sa façon, même si tous se réunissent au cours de l’année. Les producteurs ne sont pas plus investis que les autres et ils se donnent juste le devoir d’être présents pour représenter les produits régionaux et pour promouvoir des productions en général, et les leurs en particulier.

A Billom, comme à Romans, une personne est particulièrement identifiée dans la conception de la fête. Il s’agit d’un commerçant, quincaillier, amateur de brocante et d’histoire régionale qui faisait aussi partie du conseil municipal. La fête, qui se greffera au concours de vin déjà existant, sera organisée par la mairie et la Chambre d’agriculture. Rapidement la Confrérie de l’ail qui verra le jour quelques années plus tard, se chargera de son organisation ‘«’ ‘ concrète’ » (la mairie apportant les financements). La Confrérie de l’ail, constituée d’environ 70 membres, compte parmi eux des personnes travaillant dans les Chambres d’agriculture ou à l’INRA, des techniciens agricoles… et des personnalités intronisées (Gérard Klein, Eric Roux, Jean-Luc Petitrenauld). En aucun cas on y trouve des producteurs ou des négociants. La confrérie de l’ail organise deux autres fêtes : la fête de l’ail’ambic et le salon S.R.G. sur lequel nous reviendrons plus tard. Au départ, seuls quatre ou cinq producteurs d’ail avaient répondu présents. Aujourd’hui ils sont une vingtaine et les exposants sont de plus en plus nombreux à vouloir venir, au grand regret de son créateur, retiré de l’organisation suite à quelques différends et qui rencontre trop de ‘«’ ‘ vendeurs de saucisses’ ». Le maire, rencontré en 1999, qui a repris le flambeau, mais laisse l’entière charge de l’organisation à la Confrérie, regrettait également ces dérapages qu’il attribue à ces vendeurs qui ne déclarent pas ‘«’ ‘ honnêtement’ » leur commerce au moment de l’inscription à la fête. Aujourd’hui, cette fête est aussi un moyen pour la fédération de l’ail 285 de se rendre visible.

A Saint-Aubin, l’idée de la fête revient à des personnes du syndicat d’initiative qui découvrent des archives municipales (sur le village) dans lesquelles elles trouvent la trace de l’existence d’un marché aux prunes qui avait lieu chaque semaine de fin août à début septembre, au moment de la récolte. Il se serait arrêté en 1939 pour ne plus réapparaître. Pour animer le village le syndicat d’initiative crée un comité des fêtes pour faire revivre ce marché. Trouvant naturellement sa place en septembre pendant les récoltes, il a d’abord lieu le samedi après-midi, les deux premières années. Des commerçants de Villeneuve-sur-Lot se seraient plaints, soit parce qu’ils jugeaient que cela leur faisait concurrence, soit parce qu’au contraire, occupés eux-mêmes, ils auraient souhaité s’y rendre. Finalement le marché a été transposé au dimanche et il s’est développé, s’est transformé pour devenir une véritable fête. L’objectif est l’animation et la promotion du village ainsi que la valorisation des produits.

A Espelette, la fête voit le jour en 1969, à l’initiative d’un jeune du village, de 27 ans qui souhaite donner une dimension festive à son lieu de vie à travers des éléments qui lui confèrent une appartenance basque. A cette période de l’année, les piments, à peine récoltés, mis en corde, rougeoient sur les façades blanchies à la chaux. Le piment, inscrit dans les pratiques culturales et culturelles locales suscite la création d’une fête basque propre à Espelette. Des confréries voisines l’incitent à en créer une. Ne connaissant alors pas ce type d’association, il crée la Confrérie du piment d’Espelette dont il est toujours le ‘«’ ‘ Grand maître »,’ et qui organise aujourd’hui la fête. Celle-ci s’est largement développée ces dix dernières années suite à un reportage qui prenait pour thème le piment d’Espelette, diffusé dans le journal télévisé de 13 heures, sur TF1.

Rappelons également qu’en 1983 naît le Comice agricole de Saint-Christophe-en-Brionnais qui prolonge la fête annuelle créée en 1978. La partie festive est organisée par le comité des fêtes tandis que le concours professionnel est organisé par le Comice agricole, fortement en lien avec la mairie (le responsable du Comice agricole est le responsable du marché hebdomadaire, qui est un employé municipal, et le Comice est une association municipale qui a son siège social à la mairie). L’ambassade du charolais sera présente durant la soirée et effectuera des intronisations dont en 2000, Madame la maire de Saint-Christophe-en-Brionnais, épouse d’éleveur.

La création des fêtes mais aussi les orientations données aux marchés ‘«’ ‘ hérités’ » dépendent de la volonté d’individus ou de groupes. Ces démarches peuvent reposer sur des prétentions individuelles – comme c’est le cas à Romans – mais dans tous les cas, elles visent des objectifs plus généraux comme l’animation d’une ville ou la valorisation de productions. Le contexte est à prendre en compte puisque généralement la manifestation se crée dans le même temps qu’une demande de protection du produit. Les municipalités qui se montrent favorables à l’égard des fêtes et des foires annuelles et en soulignent l’intérêt en termes de retombées économiques et d’image, ne s’impliquent pas dans l’organisation. Elles jouent néanmoins un rôle important et nécessaire dans l’octroi de financements et d’aides techniques. Elles sont totalement impliquées dans l’organisation des marchés hebdomadaires. Si des individus sont à l’initiative d’une manifestation, c’est un groupe (au nom duquel ils agissent) qui l’organise et qui s’exprime.

Notes
284.

H.-P. Jeudy : Patrimoines en folie, 1990,p. 107.

285.

Celle-ci a été créée en 1994 afin d’obtenir une reconnaissance par une AOC.