2.2. Des producteurs ou des « Confrères » : participer à l’organisation pour valoriser des produits

Comme nous venons de le voir, déterminer une entité organisatrice permet de saisir l’objectif donné à la manifestation. Néanmoins l’observation de l’organisation n’est pas toujours évidente puisque divers groupes réalisent un partage des tâches.

Dans leurs observations sur les fêtes de transhumance, J.-C. Garnier et F. Labouesse soulignent qu’‘»’ ‘ il faut distinguer trois catégories d’organisateurs de fêtes avec des perceptions et des objectifs bien différents : les professionnels (éleveurs ou leurs organisations), des structures locales liées au développement, enfin, des opérateurs culturels’ ». Ils ajoutent que ‘«’ ‘ toutefois on peut aussi les trouver associés selon des combinaisons et des hiérarchies variées’ 286  ». Notre terrain ne peut être comparé dans sa totalité aux fêtes de transhumance de par la diversité de nature des manifestations étudiées. L’organisation des manifestations associe souvent un ensemble de partenaires : associations locales, commerçants, producteurs… qui se rencontrent tout au long de l’année pour faire le bilan, présenter des projets, préparer l’ensemble de l’organisation. Hormis les marchés hebdomadaires qui sont sous l’organisation totale des municipalités, deux groupes sont particulièrement présents : les professionnels non producteurs (représentants des Chambres d’Agriculture, par exemple) et les Confréries. Contrairement à J.-C.Garnier et à F.Labouesse, nous n’avons pas observé de manifestation à dimension proprement patrimoniale émanant de milieux scientifiques ou culturels, même si à Romans plus qu’ailleurs la fête est initiée par une association culturelle. Du moins a-t-elle su s’effacer au milieu des autres acteurs. L’association Jacquem’arts organise la fête, mais elle y associe les producteurs et les commerçants, chargés d’animer leur quartier ou leur stand.

Les producteurs de ravioles et les boulangers sont sur la place centrale de la ville mais ils sont minoritaires en terme d’occupation des sols de la fête. L’association reste présente par l’intermédiaire du restaurant de l’initiateur, qui ouvre sur la place centrale et où se retrouvent toutes les personnalités locales, les organisateurs et les ‘«’ ‘ confrères’ ». De plus on y observe une relative déprise des producteurs pour la fête – certains ne souhaitant pas s’y rendre – qui traduit plus le manque de coordination ou d’entente au sein de chaque syndicat qu’un réel désintérêt pour cette fête. Un boulanger nous apprend ainsi qu’il ne veut plus se joindre à ses collègues car selon lui ils ne cherchent pas tous la qualité, ce qui lui semble non seulement nuire à l’image du produit mais aussi à l’image de son propre travail, puisque sur le stand des boulangers, les pognes vendues aux clients ne sont pas forcément celles issues de sa propre fabrication. Tous ceux qui viennent le font plus par devoir ‘(’ ‘«’ ‘ On se doit d’être présents sur les foires locales »’). Ils ne se sont pas approprié la fête, c’est la fête du restaurateur-animateur, ce n’est pas la leur, même s’ils viennent avec plaisir pour se retrouver entre eux et présenter leurs produits.

Nulle part nous n’avons rencontré de producteurs, seuls ou au sein de groupements, organisant seuls ou initiant la manifestation. Le plus souvent ils sont simplement appelés à participer, et les syndicats s’associent à l’organisation qui est pour eux un moyen de se rendre visible et de communiquer sur leurs produits. Nous avons vu néanmoins qu’à Saint-Aubin, le Comité des fêtes était essentiellement composé de pruniculteurs. Pourtant ceux-ci n’opèrent pas en tant que producteurs mais en tant qu’» animateurs » du village, même si la fête sert aussi leurs propres intérêts. A Billom il existe de fortes tensions entre producteurs d’ail, mais la procédure de labellisation – qui engendre de nouvelles tensions entre les mêmes producteurs – a permis de consolider un noyau dur. La procédure de labellisation n’est pas facile à mettre en place car les producteurs d’ail ont un travail qui ne réclame pas d’aide extérieure renforçant l’isolement et l’individualisme et qui les a longtemps rendus dépendants des négociants. La forte demande des années 70 a entraîné une augmentation des parcelles d’ail sur un plus vaste territoire et une mécanisation totale 287 .

Un groupe est particulièrement représenté à Billom et à Saulieu : celui des techniciens ou ingénieurs, dépendant de l’INRA ou de la Chambre d’agriculture. Relevant de l’approche scientifique ou technique de l’agriculture, ils ont leur propre vision sur ce que devrait faire l’agriculteur. Prodiguant au quotidien des conseils techniques (sur la mise aux normes…) ou améliorant leurs cultures (sélection de plants, ail à Billom), ils leur proposent ici de valoriser au mieux leurs productions, voire même ils les guident – par l’organisation des concours – dans leur démarche de reconnaissance par un label de qualité.

Ces ingénieurs ou techniciens se retrouvent au sein des différents groupes organisateurs propres à chaque manifestation (Comice agricole à Saulieu, confrérie à Billom). A Saint-Christophe-en-Brionnais – pour la fête annuelle – et aux Quatre Glorieuses où la filière professionnelle est très importante et bien organisée, ces techniciens ou ingénieurs sont aussi présents, parmi les membres du jury, seulement. Souvent ils sont aussi membres de confréries.

Une dimension festive est toujours associée à la valorisation des produits sur ces manifestations. Ainsi, à Saint-Christophe-en-Brionnais, Comice agricole et Comité des fêtes ont chacun en charge l’organisation de l’animation. A Espelette, c’est la Confrérie du piment qui organise la fête. Cette Confrérie rassemble avant tout des ‘«’ ‘ bons vivants’ » qui s’engagent à défendre et à faire parler du piment d’Espelette. Comme nous l’expliquera son Maître fondateur, elle se distingue du syndicat des producteurs qui est la partie ‘«’ ‘ sérieuse’ » alors que la confrérie est la partie ludique. En fait, l’un est le versant technique, productif alors que l’autre est le versant représentatif. En effet si les uns, proches du produit, sont attentifs à la qualité, les autres, de manière festive, essaient de faire la promotion du produit. Les Confréries sont aussi généralement amenées à participer à de nombreuses autres manifestations, et à se déplacer pour faire connaître le produit qu’elles défendent. Ainsi, par exemple, l’Ambassade du charolais se déplacera partout en France ‘«’ ‘ à condition qu’il y ait de la viande charolaise au menu, naturellement ’». Cette confrérie qui compte 6 à 700 impétrants procède à l’intronisation de nouveaux membres une ou plusieurs fois dans l’année.

Si certaines confréries sont très solennelles et intronisent des personnes qui s’engagent à promouvoir le produit après un rituel de passage, dans le cas des fêtes, des foires et des marchés, elles adoptent un caractère plutôt festif. Celles du charolais et du piment d’Espelette se distinguent par leur caractère très officiel et surtout très ritualisé. Si certaines confréries officient en public (Billom, Saint-Christophe-en-Brionnais), d’autres le font à huis-clos (Saulieu). Les intronisations se déroulent de manière très sobre à Billom (sur la place centrale du village) ou à Saint-Christophe-en-Brionnais (pendant le repas du pot-au-feu) ou de manière très officielle à Saulieu où la confidentialité, le caractère officiel est assuré par le coût de ce rituel. L’intronisation établie à 450 francs s’effectue au cours de la ‘«’ ‘ Disnée’ », repas gastronomique réalisé par un restaurateur de Saulieu dont le prix est fixé à 550 francs. Si le repas est ouvert à tous, son prix ne permet pas la participation effective de tout le monde.

A Espelette, la confrérie remet, en guise d’intronisation, le prix ‘«’ ‘ piment’ » dont nous avons déjà eu l’occasion de parler. La confrérie s’expose à travers un ensemble de rituels parmi lesquels le défilé d’une trentaine de confréries venant du grand Sud-Ouest, la cérémonie religieuse au cours de laquelle les piments sont bénis et les intronisations de personnalités. Le ‘«’ ‘ grand maître’ » de la confrérie précisera que sous des aspects ludiques, la valorisation du produit est à prendre au sérieux, d’autant qu’elle participe à l’image de marque de la commune.

Toutes les confréries revendiquent leur caractère festif, ‘«’ ‘ bon vivant’ », et leur objectif qui est de mettre en valeur un produit, mais aussi une région. Pourtant, on distingue celles qui le font ‘«’ ‘ sérieusement’ » de celles qui vont même jusqu’à discuter de leur appellation. Celles de Billom et de Romans ont à cœur de souligner qu’elles ne sont pas vraiment des confréries. A Romans, on nous précise ainsi : ‘«’ ‘ on appelle ça une confrérie, mais c’est pas une confrérie. On n’a pas de cape, on n’a pas de chapeau, on n’a pas de trucs. On jure pas…’ » Les seules choses que les deux ‘«’ ‘ confréries’ » aient gardées, ce sont le principe d’intronisation et la marque distinctive. A Romans, cette marque se limite à la remise d’une plaque de ravioles, à porter, avec un ruban, autour du cou. A Billom, cette marque est une gousse d’ail accrochée à un ruban vert. Les membres actifs portent la tenue auvergnate : blouse noire sur chemise blanche, pantalon noir. Le ‘«’ ‘ Maître’ », appelé ‘«’ ‘ Grand Goussier’ », porte en guise de chapeau, une énorme gousse d’ail en tissu écru. Dans les deux cas, les intronisés sont des personnalités locales voire nationales. Lors de notre passage, à Billom, Gérard Klein se faisait introniser. Dans tous les cas, les intronisés ne pourraient être producteurs ou négociants pour éviter qu’ils n’en profitent pour faire leur propre publicité.

On peut remarquer que les confréries sont plus solennelles lorsqu’elles participent à la revendication d’une identité (Basque) ou d’un produit fort (bœuf charolais et volaille de Bresse). A Saulieu, par exemple, les personnes appartenant à la confrérie appartiennent également à l’Ambassade du charolais – même nom que la confrérie – association créée pour harmoniser la communication sur l’ensemble de la filière.

Dans le cadre d’une fête ou d’un concours annuel, les confréries ont tout naturellement trouvé leur place. Créées souvent après la fête, elles sont aujourd’hui intimement liées puisqu’elles sont parfois organisatrices, et qu’elles participent à l’animation.

Les initiateurs et les organisateurs ne sont quasiment jamais les producteurs eux-mêmes. Ceux qui portent l’organisation de la manifestation sont principalement les municipalités (marchés hebdomadaires, Louhans, Sarlat, Saint-Christophe-en-Brionnais), les confréries (Billom, Espelette, Romans), les comités des fêtes (Saint-Aubin, Saint-Christophe-en-Brionnais, les Quatre Glorieuses). Néanmoins, tous participent à la valorisation d’une production locale et à l’animation du site. Différents partenaires participent plus ou moins activement à l’organisation (aides financières ou mise en place d’animations), mais les organisateurs portent un intérêt particulier aux producteurs ou aux éleveurs. La manifestation n’a de sens sans leur participation, et leur présence apporte une image valorisante à la manifestation et à la commune. Les producteurs ou les éleveurs trouvent un intérêt à leur venue dans la valorisation de leur produit. L’organisation des fêtes et des foires répond à des intérêts propres à chacun qui se cristallisent autour de la valorisation des produits et d’un territoire. Cela s’observe à travers le choix des dates et l’organisation de concours. En effet, les fêtes de Saint-Aubin, d’Espelette et de Billom ont lieu à la période de récolte et de pleine maturité des produits. A Romans où les produits ne sont pas issus du sol et sont confectionnés toute l’année, la date a été fixée, après une hésitation qui a suivi la première édition, à une période appropriée à la dégustation des ravioles. Ces concours sont également révélateurs de la constitution des groupements professionnels et de leur efficacité (ils rendent visibles les syndicats et ils font la preuve de leur importance), variable d’un site à l’autre. Ainsi à Saulieu, Saint-Christophe-en-Brionnais ou aux Quatre Glorieuses, le concours est au cœur de la manifestation et il est très important pour tous. Le jury officie de manière très professionnelle car l’enjeu est énorme pour l’éleveur. A Billom, le concours est officiel et réglementé, mais l’enjeu n’est pas énorme. A Romans, un concours pour les producteurs de pognes avait été envisagé, mais vu le manque d’harmonie au sein du syndicat, il n’a pu aboutir. A Espelette, cela est aussi envisagé. Ces concours qui ont lieu durant la fête accompagnent une procédure de labellisation. Ces concours sont attendus par les syndicats qui observent qu’il faut être très exigeant pour être crédible et revendiquer une qualité.

Notes
286.

J.-C. Garnier, F. Labouesse : « Quand sociétés et ruralité renouvellent leur relation. Les fêtes de transhumance dans le Midi méditerranéen. » in Campagnes de tous nos désirs, p.125.

287.

C. Tallon, C. Giraud : L’ail à Billom. Etude de géographie rurale, 1988.