INTRODUCTION

Au cours des dernières décennies, un nouveau vocabulaire a investi la pratique pédagogique : objectif (opérationnel, terminal, intermédiaire, général...), évaluation (formative, sommative, critériée, auto-évaluation...), capacités, compétences, pré-acquis, pré-requis, besoins, diagnostics, projet (d'élève, d'établissement, mental, pluridisciplinaire, technique...). Cacophonie et frénésie langagière règnent au quotidien. Les références se mêlant les unes aux autres aboutissent à la formation d'une assise à strates discordantes au sein de laquelle, cependant, objectifs et évaluation sont devenus les points de référence de toute action qui se prétend sensée. Finis les rêves creux ; il nous faut être réalistes et efficaces, nous centrer sur l'apprenant et nous donner les moyens de le conduire à la réussite. Comment contester une telle évidence ? Pourquoi s'interroger davantage ?

Se soucier de réussite, c'est se soucier de chaque enfant et de son devenir, refuser son enfermement dans des limitations sans espoir de progrès possible, rechercher et utiliser les moyens de lui apporter l'aide et le soutien dont il a besoin. C'est s'inscrire dans une démarche éthique, s'efforcer d'agir en accord avec ses idées généreuses. Le devoir pédagogique appelle à ne laisser nul en chemin. Il y a toujours et toujours à faire pour cet enfant-ci, pour celui-là et pour l'autre. On n'en fait jamais assez puisque tant d'enfants échouent et sont conduits sur le chemin de l'exclusion ; le praticien de lycée professionnel que je suis ne le sait que trop. Le surcroît de rationalisation pédagogique qui accompagne le refus de céder au fatalisme sociologique a ses justes et humaines raisons. On ne peut se satisfaire de la situation présente, de l'inégalité scolaire et sociale, sans souci d'amélioration. Mais les bonnes intentions suffisent-elles à écarter toute critique ? Ne révèlent-elles pas aussi leur inhumanité quand, nous autorisant à déployer nos techniques, elles nous rendent sourds à l'enfant au centre dont pourtant nous ne cessons de clamer notre souci ?

Quand tout appelle au résultat, quand un mode d'action est devenu le mode obligé, institutionnalisé,et quand, effectivement, ces enfants-ci exigent aide et soutien sans que nous puissions nous dérober, comment refuser l'espoir qui accompagne de nouvelles propositions pédagogiques, espoir de trouver, enfin, les moyens qui permettront à chacun de progresser ? Mais cet espoir devient aussi fol espoir quand il tourne à la fascination pour une technique. A travers la définition d'objectifs, la classification de compétences et de capacités, l'élaboration de grilles d'évaluation, j'en ai goûté le piège au point de voir dans les élèves des gênes qui venaient alourdir mon travail, des obstacles à ma progression si minutieusement préparée. Sans eux, tout eût été presque parfait ! Comment se garder de ce piège ?

Il est souvent reproché aux enseignants de ne retenir des propositions pédagogiques que leur versant praticable, les moyens techniques directement opératoires, sans tenir compte de la démarche d'ensemble de ceux qui les ont conçus. Pour plus de lucidité, nous avons donc choisi d'analyser la démarche de trois pédagogues contemporains : celle de Daniel Hameline qui, lui-même, après l'expérience non-directive, organise un retour au réalisme pédagogique en faisant entrer les objectifs en pédagogie, celle de Louis Legrand qui, en pédagogie différenciée, fait aussi des objectifs et de l'évaluation les moyens centraux d'une action soucieuse de ne laisser nul en chemin, et celle d'Antoine de La Garanderie qui, choisissant un axe différent, fait du projet mental le moyen essentiel d'une pédagogie qui se veut aussi pédagogie de la réussite.

Tous trois nous rappellent que l'action pédagogique est action morale et politique,action éducative au service de fins humaines : la liberté, l'autonomie, la justice, le bonheur..., mais qu'elle ne peut se figer dans des principes. Elle est une action concrète, recherche et utilisation de moyens appropriés au service de l'apprenant. En nous invitant à opérationaliser nos intentions, à préciser nos objectifs, à évaluer, à diagnostiquer les besoins et les habitudes mentales, à adapter le processus en fonction de l'aide à apporter à chacun, ils nous proposent d'affûter nos outils, de perfectionner notre action en la dotant de moyens utiles et efficaces. L'action pédagogique ne peut se contenter de rêves creux, de discours inopérants ni se laisser aller à l'improvisation ; elle se doit de rechercher et utiliser les meilleurs moyens permettant de réaliser les fins éducatives, sans oublier que ces moyens doivent aussi produire des résultats probants. L'action pédagogique appelle un effort de rationalisation pour gagner en efficacité, une organisation réfléchie, des méthodes structurées, des instruments de réalisation, un savoir et un faire producteurs d'effets positifs évaluables. Elle ne peut cependant être simple procédé technique de transformation qui chercherait à imprimer certains comportements, certaines conduites, certains modes de pensée conduisant à l'adaptation et à la soumission ; elle se doit aussi de permettre à chaque enfant, en apprenant, de se construire en liberté. Daniel Hameline, Louis Legrand et Antoine de La Garanderie nous le rappellent aussi. Mais la nécessaire rationalisation et le souci technique de résultats ne tendent-ils pas à imposer une logique qui met en danger la fonction éducative qu'ils prétendent pourtant servir ? Les pédagogues contemporains, appelant par un surcroît de rationalisation à ne pas céder devant les faits, n'ont-ils pas été, eux-mêmes, tentés de faire de la technique pédagogique le meilleur moyen de résoudre les problèmes de la pratique ? Si la technique pédagogique est le lieu où peuvent se concrétiser les élans généreux, n'est-elle pas aussi une puissance ambiguë où les bonnes intentions, même les meilleures, peuvent se perdre ?

Soucieuse de ne laisser nul en chemin, soucieuse de l'éducabilité de tous, la pédagogie s'efforce de trouver les moyens de concrétiser ses élans généreux. Chaque méthode est le lieu de rencontre entre un pour quoi, une visée de liberté, de justice, une réflexion sur la place des apprentissages dans cette visée, et un comment concernant la recherche des meilleurs moyens de l'atteindre. Chaque enfant étant également digne et éducable, elle refuse tout fatalisme, tout enfermement dans des déterminismes qui viendrait nier toute possibilité d'éducation. La méthode appelle des procédés et des stratégies, un plan d'action, des objectifs précis, des évaluations diverses, des diagnostics élaborés, des gestes adaptés qui sont autant de directives extérieures pour amener l'enfant à se conformer à un but précis : tel comportement, telle connaissance... et qui, pourtant, doivent lui permettre, par son mouvement propre, de se construire et de gagner en autonomie. L'action pédagogique apparaît ainsi comme lieu de tension entre des exigences contradictoires : une intervention rationnelle pour ne pas abandonner l'apprentissage aux talents individuels, socialement et psychologiquement déterminés, pour augmenter ce qui peut être méthodiquement acquis, un souci technique de résultats et un souci humain orienté vers la visée d'autonomie, sur laquelle elle ne peut pourtant avoir aucune prise. Le souci de résultats concrets et probants a sa raison d'être parce qu'il témoigne de l'intérêt porté à chacun et à tous. Chaque enfant est bien au centre ; c'est pour lui que nous travaillons, que nous définissons des objectifs, des critères d'évaluation, des progressions ; c'est bien lui que nous observons, évaluons ; c'est bien son geste que nous guidons. Mais sommes-nous quittes pour autant ? La logique d'efficacité des apprentissages ne nous conduit-elle pas aussi sur un chemin qui ignore l'humain, humain qui pourtant la justifie et sans lequel elle n'aurait aucune raison d'être ? Comment en faire un moyen au service de fins humaines et non une fin en soi ? La pédagogie peut-elle se retrancher derrière ses bonnes intentions et esquiver le problème de sa technique ? Telles sont les questions que nous nous proposons d'aborder. Par où ?

Notre interrogation ne porte pas sur l'utilisation de tel ou tel outil pris isolément, tel ou tel procédé ou méthode, mais sur la technique en général et le phénomène de technicisation en particulier, c'est-à-dire la tendance de la technique à fonctionner pour son propre compte et écarter l'aspect humain des choses. Notre visée n'étant pas de décrire telle ou telle expérience particulière, mais de comprendre la nature de la technique, de la circonscrire dans un périmètre de sens afin d'en saisir l'usage, seule une analyse philosophique pouvait nous y aider. Qu'est-ce que la technique ? Quels en sont les enjeux, ce qui s'y joue, ce qui s'y perd, ce qui est valable et digne de considération ? Comment en orienter l'usage ?

La conception philosophique traditionnelle fait de la technique un moyen éthiquement neutre à soumettre à des fins humaines. C'est dans l'Antiquité grecque que se situe l'origine de cette conception instrumentale. La technè, fabrication matérielle mais aussi, plus largement, savoir-faire efficace, se lie chez Platon à la poièsis, activité de création. Il s'en désintéressera cependant, jugeant cette activité, bien que nécessaire, indigne. Théoricien du Bien absolu, Platon nous conduit très loin de l'activité concrète. C'est Aristote qui, accordant un rôle particulier à l'activité technique ou poièsis, s'attachera à en préciser la logique, la différenciant de la praxis, action morale et politique, autre forme d'activité concrète. C'est lui qui pose la problématique de son orientation au service de fins humaines. Comment soumettre la poièsis à la praxis qui se doit d'en orienter l'usage ? En posant, envers et contre tout, la nécessité d'une troisième dimension, la theoria, Aristote nous invite à dépasser l'action concrète pour nous interroger sur ce qui la fonde et lui donne sens.

Si l'action sensée est tripartite, l'action pédagogique ne peut l'être à moins. Le souci de ne pas se perdre dans des rêves creux, d'écarter les prétentions utopiques pour se centrer sur les possibilités pédagogiques concrètes, n'entraîne-t-il pas une mise à distance de la theoria et, par conséquent, une fragilisation de la praxis et de ses bonnes intentions laissant libre champ à la poièsis ? Confrontée aux désillusions, la pédagogie contemporaine n'a-t-elle pas été tentée de négliger l'horizon théorique ? Ce sera notre hypothèse.

Pourtant, si les Idées ne sont que des idées creuses, des concepts vides, pouvons-nous encore prétendre en faire nos guides nécessaires ? Quand seule la science apparaît valable et digne de considération face aux tergiversations de la métaphysique, la conception aristotélicienne peut-elle encore valoir ? C'est Kant qui, tout en redonnant à la pratique le sens moral qu'elle avait perdu, repose le problème. Comment, étant donnée l'impossibilité de recourir à la theoria platonicienne, régler notre conduite, affermir notre pratique et y soumettre la technique ?

Mais, si la technique n'était pas un simple moyen ? Si, comme le suggère Heidegger, son caractère instrumental et anthropologique n'est que pure illusion et si rien ne peut la soumettre parce que, plus que l'homme, c'est elle qui est autonome et oriente notre volonté, n'avons-nous d'autre choix que celui de nous soumettre à son impératif ?

Notre recherche comprend donc :

  • une première partie qui analyse la démarche de trois pédagogues contemporains lesquels, soucieux à la fois de la réussite de tous et du développement humain de chacun, se sont efforcés de proposer des aides concrètes aux enseignants : celle de Daniel Hameline qui, plus que tout autre, s'est attaché, en faisant entrer les objectifs en pédagogie, d'en prendre la mesure (Chapitre I), celle de Louis Legrand qui, préconisant la prise en compte des différences, s'est employé à concrétiser une idée de la pédagogie comme oeuvre de libération au service de tous (Chapitre II) et celle d'Antoine de La Garanderie qui, centré sur l'acte d'apprendre, s'est attaché à en saisir les moyens, non pour modeler les comportements, mais pour aider chaque enfant à se construire comme être libre (Chapitre III). Chacun, à sa manière, a cherché les moyens de concrétiser ses idées généreuses mais, dans chaque démarche, renaît aussi la contradiction entre une intervention rationnelle, organisée et réfléchie, et une visée d'autonomie. Comment résoudre cette contradiction ?
  • une deuxième partie qui s'interroge sur cette difficulté. En suivant la conception aristotélicienne de l'action (Chapitre I), nous analyserons chaque démarche, celle de Daniel Hameline (Chapitre II), celle de Louis Legrand (Chapitre III) et celle d'Antoine de La Garanderie (Chapitre IV). Quel y est l'ordre de la poièsis ?celui de la praxis ? celui de la theoria ?Comment s'y lient ces trois dimensions ? Si seule la theoria permet de fonder la praxis, à trop se centrer sur les possibilités concrètes, l'action pédagogique ne court-elle pas le risque de se réduire à une simple poièsis ?
  • une troisième partie qui interroge l'analyse précédente. Sur la base de la mise en cause kantienne de l'antique métaphysique, nous serons amenés à repenser le statut des Idées (Chapitre I). Suivre Kant, c'est cependant s'en maintenir à la conception traditionnelle de la technique, et c'est aussi tenir aux Idées, ce qui ne peut que satisfaire notre hypothèse. Mais si, comme le pense Heidegger, la technique est le mode de pensée de notre époque, qui inévitablement s'impose, et si les Idées sont, non forces éclairantes mais lueur aveuglante lui permettant de mieux se déployer, à quoi bon s'indigner au nom de la Liberté, de la Justice, de l'Humanité ? Si la technique n'est pas seulement an-éthique mais anti-éthique, et qu'inexorablement elle impose sa propre logique, toute prétention à l'action pédagogique ne devient-elle pas absurde ? (Chapitre II).