Quelle issue ?

Apprendre, c'est apprendre à se diriger soi-même, à se passer de direction. La pédagogie ne peut être que non-directive si elle veut donner sa chance à la liberté. La non-directivité n'est pas d'ordre technique, de l'ordre des moyens, de la manipulation d'un objet mais de l'attitude. ‘«’ ‘ Celle-ci ne se définit plus par la catégorie de l'avoir, car elle est mode d'être face à l'objet ’ ‘«’ ‘’ 30 . Contre toute tentative d'imposition, la liberté en est le principe ; elle en est aussi le moyen. Mais l'enfant est-il naturellement libre ? N'est-il pas soumis au déterminisme social ? Peut-on séparer l'école du contexte social et politique ? Ignorer cette réalité ne conduit-il pas, sous prétexte de liberté, à favoriser la dépendance et l'inégalité ? Apprendre, n'est-ce pas aussi acquérir des savoirs, des savoir-faire, s'approprier des moyens ? Sans effort pour transmettre ces moyens, parler d'autonomie a-t-il encore un sens ?

Après le désenchantement non-directif, c'est par les objectifs que Daniel Hameline organise son retour au réalisme pédagogique. L'enfant ne se développe pas spontanément ni n'est naturellement libre. Le pédagogue ne peut faire confiance à la seule nature humaine ; il se doit d'intervenir, d'instrumenter sa pratique afin de doter chaque enfant des moyens qui lui permettront de se construire. La pédagogie ne peut se figer dans des principes. Elle doit se donner des moyens d'action permettant de concrétiser ses intentions et préciser ses objectifs afin de riposter efficacement contre l'inégalité scolaire. Mais elle ne peut pour autant être simple instrumentation qui, à vouloir tout prévoir, tout régler, perdrait de vue la visée d'autonomie. Ni excès non-directif, ni excès directif, la pédagogie est un entre-deux.

Entrer dans la pédagogie par les objectifs, c'est se donner des moyens d'action rationnels qui, pour être au service de l'apprenant et de sa personnalisation, se doivent de rester raisonnables. Rationaliser peut être la meilleure ou la pire des choses. C'est à en faire la meilleure que s'est employé Daniel Hameline, nous invitant à la lucidité dans l'utilisation des objectifs. Qui, plus que lui, s'est efforcé d'en prendre la mesure ? Qui, plus que lui, s'est efforcé de lier objectifs et finalités éducatives ? Pourquoi alors, si l'instrumentation pédagogique est une nécessité pouvant être mise au service de la pratique, lui tourner le dos ? Pourquoi une nouvelle pirouette ? A tâter de technique serait-on toujours tenté d'en faire de trop ? Les bonnes intentions ne pourraient-elles que s'y perdre ? ‘«’ ‘... l'action se pervertit quand elle est instaurée par une intention excessive... Toute bonne intention est une mauvaise intention latente. La droiture de l'intention ne protège pas du procès qu'il lui faut subir ’ ‘«’ ‘’ 31 . Quelle était l'intention de Daniel Hameline lorsqu'il publia les objectifs pédagogiques ? Intention excessive ? Bonne intention ? En tout cas pas mauvaise, nous dit-il, car l'ouvrage n'a pas été rédigé avec un grand esprit de sérieux 32 . Contre toute certitude et démesure, Daniel Hameline choisit ses armes : l'humour et la rhétorique, comme si la raison ne pouvait suffire à rendre les choses raisonnables. On aimerait tant s'assurer du bien-fondé de son action ; on aimerait tant trouver la bonne solution, les bons moyens pédagogiques, ceux qui pourraient produire la liberté et la justice. On se veut sérieux, armé de science et de technique, et on oublie que laisser une chance à l'autre, à la liberté, c'est quitter toute certitude, se laisser dessaisir de ce qui nous importe le plus, nos objectifs, notre organisation, nos évaluations. Alors quelle solution puisqu'il faut bien agir ?

On aimerait tant quitter l'embrouille. On aimerait tant trancher le nœud, mais aucune solution ne peut être satisfaisante ni définitive en pédagogie. Personne ne peut prétendre savoir ce qu'il faut faire. ‘«’ ‘ Il faut apprendre à se situer par rapport à l'ignorance. Où est notre droit à l'ignorance ? ’ ‘«’ ‘’ ‘ 33 ’ ‘.’ Le pédagogue ne peut être qu'un homme prudent qui s'engage, calcule et se retient, qui bricole, tâte de la technique sans faire de l'efficacité le critère essentiel de son action et aménage des moyens sommaires sans leur accorder ni s'accorder tant d'importance. ‘«’ ‘... l'esprit de sérieux, dans les affaires de l'éducation, est peut être ce qui nuit le plus au sérieux des affaires de l'éducation ’ ‘«’ ‘’ ‘ 34 ’. Comment ne pas se laisser prendre au piège de la technique ? Daniel Hameline semble choisir de se retirer. A moins que sa nouvelle pirouette ne vienne nous signifier, qu'à côté de la non-directivité et ses grandes idées, qu'à côté des objectifs et leur rigueur, il existe encore une autre manière de voir qui, pour paraître futile, n'en est pas moins sensée et que, contre toute tentation maximaliste, la meilleure solution est encore de continuer à s'interroger, à s'intriguer et à intriguer, plutôt que de chercher à s'imposer.

Notes
30.

Daniel Hameline, La liberté d'apprendre. Justifications pour un enseignement non-directif, op. cit., p. 69.

31.

Daniel Hameline. L'éducateur et l'action sensée, op. cit., p. 210.

32.

Daniel Hameline, L'éducateur et l'action sensée, op. cit., p. 198.

33.

Daniel Hameline, Consultation nationale, Quels savoirs enseigner dans les lycées ?, Journée de synthèse académique, Sully sur Loire, 18 mars 1998.

34.

Daniel Hameline, L'éducateur et l'action sensée, op. cit., p. 198.