Projet de pouvoir être

Toute connaissance repose sur la compréhension. Or, comprendre, c'est toujours se comprendre comme être au monde. Se comprendre, c'est se découvrir comme projet de pouvoir être et vivre par soi son rapport au monde. Ce projet fondamental, qui nous structure, sert d'appui à tout projet d'apprendre. Il y a échec lorsque le ‘«’ ‘ projet de pouvoir être a été mal géré ’ ‘«’ ‘’ ‘ 112 ’ ‘.’

L'attention, la mémorisation... sont des actes de connaissance mettant en oeuvre des structures de projets de sens qui, cependant, ne sont pas suffisantes ; il faut aussi que, dans ces actes, l'homme puisse se comprendre comme pouvoir être. Chaque geste mental, dénommé à présent acte de sens, inclut le se comprendre qui peut exister sous deux formes en fonction de l'engagement du sujet. Certaines situations de compréhension, notamment les actes d'attention et de mémorisation, impliquent un engagement direct, un se comprendre comme cause du sens des êtres et des choses, le monde étant mis au service de la compréhension de soi. D'autres situations, notamment celle de la compréhension vraie, supposent de se comprendre comme témoin du sens des êtres et des choses, l'homme se mettant au service de la compréhension du monde. D'autres encore, notamment les actes d'imagination, peuvent faire intervenir les deux modes d'engagement. Chaque acte de sens doit donc comprendre des structures de projets de sens des êtres et des choses et des structures de finalités de sens qui intègrent le pouvoir être soi.

Etre attentif exige de structurer son acte en se donnant le projet d'évoquer l'objet perçu pour pouvoir le manipuler et agir sur lui, et ainsi lui donner sens. On évoque pour quelque chose, et ce quelque chose constitue une structure de finalité de sens. Mémoriser, c'est évoquer l'objet perçu et le placer dans un imaginaire d'avenir pour reproduire la chose perçue avec efficacité. Comprendre, c'est se comprendre, non plus comme agent causal, mais comme témoin de sens des êtres et des choses. La compréhension peut revêtir différentes formes selon le lieu de sens, espace ou temps, et selon la dimension plus ou moins marquée du se comprendre qui explique la différence entre appliquant et expliquant. Cette différence avait déjà été mise en évidence dans les ouvrages précédents, différence expliquée comme différence dans la visée de projet (soit d'application, soit d'explication), sans que les raisons en aient été données. Cette différence a en fait une racine ontologique.

Le projet de compréhension de l'appliquant vise à saisir le sens de ce qu'il faut faire pour... sans rechercher les raisons d'être d'une loi, d'une formule, mais seulement le service qu'elle peut rendre pour résoudre un problème. L'élève appliquant est sûr que le monde a du sens, mais a à sauvegarder son se comprendre ; il a besoin d'éprouver ses capacités car il a besoin de se sentir lui-même dans le monde. Il n'a pas réussi à désinvestir son pouvoir de sens causal. C'est l'application qui l'attache au monde. Son lieu de sens est le temps. Le projet de compréhension de l'expliquant vise à saisir les raisons d'être d'une loi sans se soucier de l'application. L'élève expliquant a besoin de sentir le monde pour se sentir lui-même. Il se sent si fortement lui-même qu'il ne sent plus le monde et les choses ; il est sûr de son propre sens et a besoin de retrouver le sens du monde ; c'est l'explication qui le rattache au monde. Il se comprend comme témoin du sens mais s'y limite. Son lieu de sens est l'espace. Les choses et les êtres étant spatio-temporels, leur compréhension suppose à la fois le lieu de sens du temps et celui de l'espace. La structure de projet de sens de la compréhension consiste donc à se donner un lieu de sens, soit d'espace, soit de temps, et de le compléter par l'autre lieu de sens, la structure de sens de finalité intégrant le se comprendre comme témoin de sens sans se détacher totalement de son rôle d'acteur.

La visée du projet de comprendre est différente selon que l'on vise plutôt la différence (opposant) ou plutôt la similitude (composant). Cette différence s'origine dans le se comprendre dans sa relation à autrui. Certains pour se comprendre recherchent la différence, d'autres la similitude, le pouvoir être ne prenant sens que dans la différence ou dans la similitude avec autrui. Les raisons de cette différence sont à rechercher dans les relations d'enfance. Certains ont pu compter sur autrui qui est devenu un partenaire, celui qui permet d'être, sur lequel l'appui est possible. Le projet de comprendre par similitude du composant est basé sur cette exigence d'être semblable à autrui pour être soi-même. D'autres n'ont pu bénéficier de l'aide d'autrui qui est devenu l'intrus ; le projet de comprendre par différence de l'opposant est basé sur cette exigence d'être différent d'autrui pour pouvoir être soi-même. Or comprendre, maîtriser un concept, suppose que le projet de comprendre intègre à la fois l'intuition de la similitude et celle de la différence. Là encore, une pédagogie adaptée doit permettre d'intégrer les deux dimensions, pédagogie de l'entraide pour le composant et pédagogie de la concurrence pour l'opposant.

Réfléchir, c'est se sentir être au monde. La réflexion est donc présente dans tous les actes de connaissance ; elle est aussi la condition qui permet le transfert. Réussir un transfert suppose un acte de réflexion permettant de faire appel à ses acquis pour les confronter au problème présent. Il faut donc, lors de l'acquisition des connaissances, que la finalité ne soit pas seulement celle de les répéter ou de les reproduire, mais aussi de pouvoir les confronter à l'inédit.

Imaginer, c'est être témoin ou acteur de sens. Les structures de projets de sens de l'imagination créatrice comprennent la mise en projet de comprendre l'inédit dans le temps et dans l'espace pour en être témoin (découvreur) ou pour en être acteur (inventeur). Le découvreur a besoin de reconnaître et de faire reconnaître le pouvoir être des choses ; il cherche la vérité du beau, du bien, du vrai dans l'être des choses. Pour y parvenir, il part à la conquête de leur sens à partir du vif sentiment qu'il a de lui-même. La structure du projet de sens du découvreur est nécessaire pour affronter les situations inconnues ; elle repose sur l'évocation de la situation problème dans le but de rechercher des similitudes et des différences par rapport aux situations connues, pour faire surgir des analogies originales. L'inventeur a un vif sentiment du sens des choses et a besoin de reconnaître et de faire reconnaître par autrui son pouvoir être ; il donne sens à son projet en agissant sur les choses, en produisant des réalisations utiles pour l'homme.

Notes
112.

Antoine de La Garanderie, Critique de la raison pédagogique, op. cit., p. 116.