Liberté des moyens. Moyen de la liberté ?

Fournissant un point de repère, la science des moyens, la connaissance des lois pédagogiques permet de comparer l'activité mentale de cet enfant-ci avec ce qui devrait être, de repérer les moyens et les obstacles afin de lui apporter l'aide dont il a besoin pour réussir. Plus la science sera précise, plus la connaissance de la réalité mentale sera grande et objective, plus elle sera science ; plus l'introspection sera méthodique, plus l'aide sera adaptée et plus la pédagogie sera efficace. Chaque geste mental doit pouvoir être décrit de façon à le rendre transmissible de sorte que son application puisse conduire au résultat recherché. Cette conviction conduit Antoine de la Garanderie vers de nouvelles investigations permettant d'enrichir la théorie, de définir encore plus précisément chaque geste mental. Sans la connaissance des moyens de réussir l'élève ne peut qu'échouer et les échecs répétés se répercutent négativement sur l'accomplissement de soi. Se soucier de réussite, c'est en être l'artisan, faire de l'élève un apprenti qui exerce ses outils intellectuels et qui, par cet exercice même, se construit en apprenant. C'est refuser son enfermement dans un déterminisme mental ; c'est lui faire prendre conscience que l'atteinte du but est possible et qu'il est, lui-même, source de possibilités ; c'est l'aider à développer la confiance en soi qui lui permettra de s'ouvrir à d'autres possibles. C'est aussi lui donner l'habitude de ne pas subir, de ne pas se soumettre à une situation mais d'intervenir, d'être actif et d'y chercher une prise. La pédagogie des gestes mentaux, science des moyens, est aussi pédagogie des moyens de la liberté. Prendre conscience de la réalité mentale, connaître les lois de son dépassement et les faire agir en vue de fins déterminées, c'est participer au développement de l'autonomie mentale. Mais cette autonomie ne se réduit-elle pas à la liberté des moyens, c'est-à-dire à la capacité d'adapter des moyens à un but fixé ? L'autonomie n'exige-t-elle pas plus que la liberté technique des moyens ? N'exige-t-elle pas aussi le choix des fins, qu'elles soient siennes et non imposées ? La pédagogie de la gestion mentale est-elle plus qu'une méthode d'apprentissage des techniques de pensée, permettant de s'adapter à une situation imposée ?

Elle est un pré-requis à tout apprentissage, une manière d'augmenter l'efficacité de n'importe quelle méthode, par exemple celle de la pédagogie par les objectifs 114 ou celle de la pédagogie traditionnelle. La pédagogie de la gestion mentale ne serait-elle qu'un moyen d'améliorer l'efficacité, une manière plus douce, plus sûre d'amener chaque enfant à se conformer à ce qui est exigé de lui ? On pourrait le penser. Le gestionnaire de la vie mentale, qui sait que les outils qu'il utilise (diagnostic, profil mental, profil scolaire) ne sont pas des moyens d'enclore le sujet dans ses déterminations mais, au contraire, de les dépasser, ne demeure-t-il pas, cependant, un gestionnaire qui se doit d'administrer au mieux le capital mental au bénéfice de chacun ? Ne recherche-t-il pas les moyens de rentabiliser mémoire et intelligence 115 ? Ne montre-t-il pas ‘«’ ‘ le chemin le plus court, le plus sûr, le moins onéreux, le seul spécifique pour l'adaptation scolaire de l'élève aux différentes disciplines du programme ’ ‘«’ ‘’ ‘ 116 ’ ‘’? Si la pédagogie de la gestion mentale ne vise pas à faire acquérir des comportements stéréotypés et se veut opposée par la prise en compte de l'intériorité à toutes les pédagogies du conditionnement, il n'en demeure pas moins que son discours de gestionnaire peut parfaitement se concilier avec une attitude directive, si ce n'est même la renforcer ; si elle ne porte pas sur les comportements, les gestes mentaux peuvent cependant être identifiés à des comportements intérieurs qu'il est aussi possible d'observer et de transformer, en respectant les consignes revois, redis, mets dans ta tête, et en s'entraînant jusqu'à intégration.

Mais effectivement, l'autonomie exige plus que la liberté des moyens. Le recours à la phénoménologie va permettre à Antoine de La Garanderie d'établir la validité de la théorie et de l'enrichir encore, mais aussi d'en préciser sa dimension d'ouverture à la liberté. La pédagogie ne peut être une simple technique, intervention sur un sujet-objet dont il suffirait de cerner toutes les caractéristiques pour l'amener à se conformer à ce qui est exigé de lui. La science des moyens ne vise pas à modeler des comportements mais à permettre à chacun, par son mouvement propre, de se révéler comme être libre, être de sens, capable de se créer sa propre vision du monde sans se laisser imposer par autrui, capable de se donner des moyens d'action pour des fins qu'il s'est lui-même choisies. La liberté des moyens n'est qu'un degré à intégrer dans une visée plus globale, d'où l'intérêt de la phénoménologie. Science de la subjectivité, elle permet une description plus exacte, plus complète des gestes mentaux, les rendant ainsi plus transmissibles et, par conséquent, plus efficaces, mais elle permet aussi de dépasser la simple visée d'adaptation scolaire à laquelle pourrait se réduire la pédagogie des moyens, pour l'intégrer dans une vision plus globale d'humanisation. La phénoménologie permet d'enrichir la théorie en dépassant la structure pour s'intéresser aux faits de conscience ; science objective, elle permet, par delà les particularités, d'appréhender l'essence des gestes mentaux, de partir de la réalité concrète, l'individu et sa réalité mentale, pour ensuite y revenir ; elle ne se perd donc pas dans des constructions idéales, détachées de la réalité et sans intérêt pour la pratique. Elle vient confirmer l'intuition première d'Antoine de la Garanderie faisant du projet, non seulement la condition de la structuration des gestes mentaux, mais aussi la condition du sens. Essence de la conscience, dynamique qui ne peut avoir son origine que dans le sujet lui-même, le projet réalise l'harmonie entre efficacité et liberté : pas de liberté sans moyens, sans projet structurant le geste ; pas de liberté sans capacité à donner sens par soi-même, sans projet de sens. Le projet est structure et sens, mais les projets de sens s'originent dans le projet d'être soi qui lui-même en suppose la motivation, la capacité de relier moyens et fins et d'accepter sa vocation à la liberté, acceptation qui dépend de sa capacité à finaliser son angoisse de contingence et à ne pas se laisser paralyser par la peur. Et nous voilà conduits à Heidegger, à la recherche de la racine ontologique de l'acte de connaissance. Apprendre, c'est non seulement structurer ses gestes, c'est aussi leur donner sens, le sens de l'essence si on veut qu'ils soient efficaces, et c'est aussi, par là même, se donner sens, s'y comprendre et prendre l'habitude d'exercer ses projets. Apprendre les gestes mentaux, c'est non seulement ouvrir l'enfant au choix des moyens mais aussi à ses possibilités de projet, projet de connaissance qui est aussi projet d'existence, possibilité d'exister par soi-même à partir de sa propre vision du monde. La pédagogie ne peut donc être simple technique d'adaptation à un but ou à un modèle de pensée imposé. Elle est ouverture à l'autre, accompagnement, capacité à accéder au sens des différences pour ne pas étouffer, par ignorance de ce que nous faisons, le projet de pouvoir être de chaque enfant. Ce n'est pas parce qu'on décide de l'étudier objectivement qu'on le transforme pour autant en objet. Au contraire, ‘«’ ‘ c'est parce qu'on entend respecter sa subjectivité qu'on décide de l'étudier objectivement ’ ‘«’ ‘’ ‘ 117 ’ ‘.’

En fait, on ne peut rien savoir de l'enfant ni comment faire, tant qu'on n'a pas fait avec lui l'inventaire de ses capacités mentales, de ses possibilités de projets. L'action pédagogique est découverte, aide à se découvrir, respect du projet de l'autre et adaptation de son action pour l'aider à toujours se dépasser. Elle ne peut que proposer des moyens d'action sans se substituer à l'enfant, sans s'imposer et imposer une manière particulière de voir, de sorte qu'il n'apprenne à se soumettre à aucune autorité extérieure mais aux seules exigences de la réalité mentale. Mais qui organise le dialogue ? Qui questionne? Qui a la connaissance des bons gestes 118 ? Qui oriente ? N'y a-t-il pas là simple ruse du pédagogue qui, retranché derrière des exigences apparemment objectives, tire les ficelles pour amener l'enfant à se conformer au comportement mental et au résultat qu'il a fixés ? La pédagogie de la gestion mentale ne résout pas le problème de l'éducation négative de Rousseau ; à une intervention directe, qui conduirait à la soumission, voudrait se substituer une non-intervention qui n'en a que l'apparence. Une introspection méthodique peut-elle être ouverture à la différence, à ce que justement le pédagogue n'avait pas envisagé ? Peut-elle rester ouverte ? Comment concilier introspection méthodique et respect de la conscience ? La connaissance de l'intériorité peut-elle garantir le respect de cette intériorité ? En refusant les explications non fondées, en faisant abstraction des préjugés, la science nous rend plus lucides. Mais ne tend-elle pas aussi à nous combler de ses certitudes ? Comment se faire ignorant, comment s'effacer pour laisser-être l'enfant quand on se présente devant lui armé de la théorie de la connaissance, des lois pédagogiques, des conditions de l'adaptation scolaire, des conditions de la réussite, des conditions de l'acte libre, des conditions de l'acte volontaire, motivé... ? Un acte intelligent, fondé sur des connaissances, est-il nécessairement un acte chargé d'humanité? Oui, sans doute, si nous estimons avec Antoine de La Garanderie, que toute conscience est orientée par l'exigence du vrai, du bon, du beau. S'il en est ainsi de toute conscience, celle du pédagogue, surtout éclairée par la théorie de la connaissance, ne peut faire exception. Mais une telle confiance dans les pouvoirs de la conscience ne vient-elle pas conforter la bonne conscience de celui qui, puisque ces raisons sont scientifiquement fondées et humainement valables (bonnes, vraies, belles et utiles), peut se passer de critique sur les moyens qu'il utilise ?

La science appelle toujours plus de science ; la démarche d'Antoine de La Garanderie nous le montre. Comment le praticien ne serait-il pas aussi tenté de vouloir tout décrire, tout cerner ? Dés qu'il y a attention à l'autre, à sa réalité, à sa parole et à ses gestes, y a-t-il ouverture à ce qui est sien, à ses particularités et à sa différence qui ne peuvent être que siennes ? Cette ouverture n'impose-t-elle pas au contraire de se défaire de ses certitudes ? Comment respecter le projet d'être de chaque enfant qui ne peut être le projet pensé pour lui ? Comment ne pas le cataloguer quand on dispose du catalogue: opposant / composant, composant / recordman, opposant / compétitif, visuel / auditif, inventeur / découvreur, appliquant / expliquant, évocation en première personne / en troisième personne, dans le temps / dans l'espace, témoin / acteur du sens, angoisse d'être dans la solitude / avec autrui, auprès des choses / avec autrui,... ? Comment ne pas chercher à l'amener à choisir ce que l'on pense être bon pour lui ? Comment aiguiser son regard, son connaître et en même temps contenir son connaître, son faire, son observer pour laisser-être l'enfant, pour lui permettre de vivre son propre rapport au monde, sans imposer un sens, sans imposer l'idée que l'on s'en fait sur la base de la théorie de la gestion mentale ? Comment lui laisser encore une place quand on voudrait aussi tout connaître de lui et que l'on prétend aussi savoir ce qu'il lui faudrait être pour être libre, pour être au monde ? Faire prendre l'habitude de comparer ses habitudes évocatives, ses gestes mentaux et ses performances, n'est-ce pas aussi imposer une certaine vision du monde, celle qui fait de l'efficacité un de ses principaux motifs d'action ? Comment passer de la pensée intéressée à une pensée désintéressée, ouverte au vrai, au beau, au bien ? Il est vrai qu'à ces trois valeurs Antoine de La Garanderie finit par rajouter aussi l'utilité. Mais l'utilité peut-elle être un principe premier d'action ? L'utile n'a de valeur que par rapport à ce qu'il sert ; c'est utile pour... quelque chose, pour... quelqu'un ; une action ne peut être utile en soi, ce serait oublier que l'action pédagogique n'est pas seulement de l'ordre des moyens mais aussi des fins, sinon, comme l'avait fait lui-même remarquer Antoine de La Garanderie, on tombe dans l'utilitarisme. La science de la subjectivité, qui se voudrait tant résoudre le paradoxe entre le souci technique de résultats et la visée d'autonomie, s'emberlificote dans des explications sans réussir à le résoudre. Le parcours d'Antoine de La Garanderie, de la psychologie à la phénoménologie puis à l'ontologie, ne vient-il pas nous montrer la difficulté de faire des moyens pédagogiques des moyens au service de la finalité éducative d'autonomie, de justifier ses moyens par rapport aux fins éducatives que l'on voudrait tant les voir servir ?

Notes
114.

Antoine de La Garanderie. « Nous pensons que la pédagogie par les objectifs, dont Daniel Hameline est un brillant interprète, utilise la notion de projet d'une part explicitement pour bâtir institutionnellement un programme de développement de l'acquisition des connaissances, d'autre part implicitement par le fait que ce projet institutionnel, extérieur, objectif, incite l'élève à l'intérioriser. Mais elle gagnerait en pénétration et en rendement si elle allait jusqu'à proposer les structures possibles du projet de la réalisation de la tâche elle même, ... en formulant la question sur les moyens d'opérer mentalement. « Comprendre et imaginer, op. cit., p. 177.

115.

Antoine de La Garanderie, Les profils pédagogiques, huitième édition, op. cit., p. 99

116.

Antoine de La Garanderie, Les profils pédagogiques, huitième édition, op., cit., p.224.

117.

Antoine de La Garanderie, Sens et structure in Gestion mentale n°3, p. 20.

118.

Maîtriser ses évocations, c'est avoir la «capacité à stopper les « mauvaises « ou les « inutiles « et de mettre en piste les bonnes et les utiles, mais encore d'en construire qui soient rentables «. Antoine de la Garanderie, Défense et illustration de l'introspection au service de la gestion mentale, op. cit.,p. 72.