La theoria

Si Aristote insiste sur le fait qu'il ne suffit pas de connaître le Bien pour bien agir, il rappelle aussi que la theoria, connaissance des Idées, demeure nécessaire. S'il critique la théorie platonicienne des Idées, il ne refuse cependant pas la transcendance dont il fait l'éloge au Livre X de L'Ethique à Nicomaque. Ce qu'il critique, c'est essentiellement la séparation opérée par Platon entre monde sensible et monde intelligible, mais la theoria demeure le guide nécessaire de toute action, notamment de l'action éducative, car elle seule règle la prudence en éclairant les choix sur ce qu'il est bon de faire.

La theoria désigne à la fois l'action de regarder, activité de l'Intellect, partie la plus haute de l'âme, et ce qui est regardé. Or, ce qui est à regarder, ce ne sont pas les apparences sensibles mais les réalités les plus hautes, les Idées ou réalités intelligibles dont la vision constitue la science. Les Vérités, objets de la contemplation, sont les Vérités en Mathématiques, moyen de la Vérité en Physique. Science de la nature, la Physique recherche les propriétés communes aux êtres naturels, leurs formes, propriétés abstraites du sensible par l'Intellect que l'on appellerait aujourd'hui concepts. La Physique n'étudie que tel ou tel aspect de l'être ; connaissance de tel ou tel domaine de la réalité sensible, elle n'est que Philosophie seconde car elle n'étudie pas l'être en tant qu'Etre mais seulement la nature sublunaire, c'est-à-dire l'être des choses naturelles, mélanges de matière et de forme, vue partielle de l'Etre. N'étudiant que tel ou tel aspect de l'Etre, la Physique dépend de la Philosophie première, science de l'Etre en tant qu'Etre ; chaque chose, chaque être tire son sens de sa forme, réalité immatérielle extraite du sensible, mais qui n'est jamais qu'un aspect de l'Etre. Toutes les formes se réunissent dans la Forme pure : Dieu, Etre, Premier Moteur d'où elles tirent leur sens. Connaître, ce n'est pas seulement décrire les particularités sensibles d'une chose, ni seulement connaître sa forme, mais c'est aussi connaître la Forme absolue qui oriente toute la connaissance. Dieu est le Modèle absolu dont les objets sensibles ne sont que des approximations et n'ont de réalité, de sens, ne peuvent être compris que par leur participation à l'Etre. Dieu est une Perfection, l'Absolu de référence, Réalité extérieure, supérieure, non seulement Principe explicatif des choses mais aussi Modèle, Idéal, Principe dynamique qui oriente l'action humaine.

La Forme absolue est réalité sans matière, réalité immobile mais Moteur, Cause première de tout mouvement 127 . Aristote ne renonce donc pas à séparer un monde de réalités stables, éternelles, et un monde de réalités fluctuantes mais, au lieu de séparer monde intelligible et monde sensible, la coupure devient interne au monde, le séparant en deux régions : la région céleste immuable, et le monde sublunaire changeant. L'Univers est hiérarchisé dans l'ordre descendant : au sommet, Dieu, Intelligible pur, puis le monde supra lunaire composé des corps éternels, presqu'immobiles car situés très près de Dieu, puis le monde sublunaire caractérisé par le mouvement, au sommet duquel se situe l'homme qui se distingue des animaux par sa raison et son Intellect, seul être capable de connaissance. L'homme comme toute chose, est matière et forme, sa matière est son corps concret, sa forme son âme. Comme tout être, il tend vers sa forme idéale, vers ce qu'il y a de plus haut, et ce qu'il y a de plus haut c'est la theoria, l'accomplissement de l'Intellect dans sa fonction la plus haute, action par laquelle il se rapproche de Dieu et qui lui procure le plus parfait Bonheur. La theoria est la sagesse supérieure, activité agréable par elle-même mais aussi activité de l'esprit où l'homme se suffit à lui-même, marquant ainsi sa capacité d'indépendance qui exprime au mieux son essence humaine.

Bien qu'opposé à Platon, Aristote le rejoint de deux façons : en faisant prévaloir au cœur du sensible, l'immuable, l'intelligible, la forme ; en affirmant l'existence du Premier Moteur, Dieu, Forme pure dégagée de toute matière, par rapport auquel tous les autres êtres s'ordonnent dans la mesure de leurs moyens. Le monde sensible ne comprend pas en lui-même son propre sens. Son sens découle d'un Principe supérieur, Absolu de référence, Dieu, Acte pur, Forme pure sans matière, opposé au monde sensible toujours mélange de matière et de forme. On retrouve là l'Idée platonicienne intacte, Principe premier suprasensible, Modèle et fin de toute chose. Modèle supérieur, c'est elle qui permet de comprendre, c'est-à-dire de proposer une explication du monde, de connaître la place que l'homme y occupe et donc de lui indiquer la tâche qu'il a à accomplir pour réaliser sa forme. Modèle explicatif et force dynamique, c'est elle qui fait connaître les fins imparties à l'homme et fonde directement l'éthique, capacité à agir selon la vertu, et la politique, capacité à oeuvrer pour le bien commun.

L'Idée est Cause première, commencement et Modèle du monde sensible au sommet duquel se situe l'homme. Proposition initiale, elle est ce qui donne sens, leur raison d'être aux choses et aux êtres. Principe premier, fondement de tout le reste, elle est l'Intelligible pur auquel on ne peut plus appliquer la question : pourquoi ? Raison dernière ou Cause première, elle est la structure sensée, universelle s'appliquant à tout l'Univers, permettant d'en saisir le sens général, de justifier l'existence de toute chose, de tout être, de toute action, de les comprendre et non seulement de les décrire. Essence immuable, éternelle, non changeante et donc saisissable par l'Intellect, elle est le Principe premier à partir duquel tous les phénomènes deviennent compréhensibles. Modèle de référence, Principe d'intelligibilité, l'Idée est aussi une force dynamique. Le monde sensible est subordonné au monde intelligible, monde des Idées qui lui donne sens, mais est aussi tendu vers lui par son imperfection même. Moteur immobile et Cause du mouvement, elle produit l'élan pour tendre vers elle, permettant à l'homme de dépasser la réalité sensible pour y porter un autre regard et viser son perfectionnement.

La theoria est ce qui constitue l'Homme en tant que tel, non pas l'homme en tant que composé de matière et de forme, mais l'Homme en tant que quelque élément divin est présent en nous 128 , Forme pure dans sa participation au divin par son Intellect. Elle est l'attitude de connaissance qui permet à l'homme de se libérer du sensible et d'être au plus près de la Perfection. Science des réalités les plus hautes et vertu la plus haute, elle apparente l'Homme à Dieu. Activité de ce qu'il y a de meilleur en lui, l'Intellect est ce qui lui permet d'être la cause première de ses actes. Tournée vers ce qui est éternel et immuable, la theoria n'est pas accessible à l'action concrète qui porte toujours sur un donné changeant et modifiable, mais elle est aussi oeuvre humaine, permettant d'atteindre la Perfection de sa nature, de se proposer une autre vision du monde qui servira de guide à l'action concrète. En accédant aux Principes premiers, l'homme devient capable d'agir en homme de bien, car il voit la réalité en soi et peut y référer tous ses actes.

Seule la theoria, contemplation des Idées, intelligence des Principes, permet de ne pas confondre la Vérité, le Bien avec son apparence. Seul celui qui est éclairé par les Idées, qui recherche la Vérité par détachement du monde sensible, agit conformément à Dieu, Souverain Bien, et est capable de progresser en humanité. La theoria, dans sa forme la plus haute, vision des Idées, est le guide nécessaire de la praxis. Activité de l'Intellect, elle suppose de se détourner du monde sensible et de son agitation pour saisir l'Etre en soi, le Vrai, le Bien, le Principe premier, la Forme pure de la praxis qui se spécifiera dans l'action concrète qui vise le Bien. C'est elle qui règle la prudence, forme de la moralité, capacité d'apercevoir ce qui est bon pour soi et pour l'Homme en général, de déterminer les fins humaines et la droite règle. C'est elle qui donne la règle vraie qui servira de fondement au raisonnement sur la recherche des moyens permettant de guider la vertu morale en acte et de la justifier. La prudence, discernement correct des possibles, est capacité à tirer les conséquences justes des Principes qui lui sont fournis par la theoria. Vertu de l'homme en tant qu'être composé, elle est seulement vertu moyenne, comme l'est la position de l'homme entre Dieu et les animaux ; l'homme, n'étant pas totalement divin, doit se contenter du bien à hauteur d'homme qui ne se réalise que dans des situations particulières et qui n'est pas pure contemplation mais action, praxis. La Vertu la plus haute demeure, comme chez Platon, la theoria par laquelle l'Homme est mis au plus près de Dieu. Elle est le Souverain Bien, le Bien suprême, le Bonheur, au-delà de tous les biens particuliers, mais l'homme, ne pouvant totalement s'abstraire de sa réalité concrète, se doit d'accomplir au mieux sa forme en tendant vers la Perfection..

Seul, celui qui est éclairé par les Idées, qui connaît le Cosmos et la place que chaque être y occupe, comprend le sens de ce qu'est qu'être Homme. Lui seul connaît ce qu'il est bon de faire et peut prétendre éduquer, rendre l'homme plus vertueux, l'aider à devenir plus Homme et instaurer un ordre plus Juste dans la cité. La Cité idéale est celle qui permet aux citoyens d'accéder au plus parfait Bonheur en leur permettant de réaliser toutes leurs possibilités d'homme jusqu'à la theoria. Cette possibilité est cependant réservée à une classe supérieure que la Cité devra éduquer. Les autres, attachés aux tâches serviles, au service de tous, accaparés par leur besogne, ne peuvent accomplir totalement leur humanité. Cette structure hiérarchique est fondée sur les inégalités de nature. Elle est dirigée par une communauté d'hommes éduqués, libres et égaux qui, accédant à la theoria, sont seuls aptes à participer à l'élaboration de l'ordre politique afin d'y assurer l'harmonie des rapports et d'y promouvoir la Justice ; aux autres, elle procure une existence digne en les éduquant par ses lois à la vertu ; quant aux esclaves, ils ne sont pas des hommes, mais de simples instruments au service des besoins de la Cité.

Notes
127.

En Grèce, la science consiste à comprendre le mouvement.

128.

Aristote, Ethique à Nicomaque, op. cit., X, 7, p. 512.