Les conditions de l'action sensée

Ainsi, dans nos façons d'agir, Aristote distingue trois manières différentes et hiérarchisées qui, sans être totalement indépendantes, présentent des caractères qui leur sont propres. Elles peuvent être classées du degré le plus bas vers le degré le plus haut : la poièsis, la praxis et la theoria. Poièsis et praxis désignent les deux formes de l'action concrète, consistant à se fixer des buts et rechercher les meilleurs moyens de les atteindre. L'action la plus pure, la plus haute, est l'action contemplative ou theoria. Activité purement intellectuelle permettant la connaissance des Idées, elle constitue la sagesse suprême. Indépendante de toute considération d'ordre pratique, elle ne s'intéresse pas aux moyens concrets d'action, mais c'est par rapport à elle que se règlent la praxis et la poièsis.

Pour Aristote, Dieu est le Principe premier par rapport auquel se règle tout le reste. C'est lui qui permet de comprendre le Cosmos, Univers hiérarchisé au sein duquel l'Homme occupe une place particulière. Etre naturel supérieur, l'homme acquiert cette supériorité de son Intellect qui, le rapprochant de Dieu, le fait véritablement Homme lui permettant de percevoir le Bonheur pour lui et pour la Cité. La Cité idéale, Ordre hiérarchisé conformément au Cosmos, est celle où règnent la Justice, c'est-à-dire où chacun occupe la place qui lui revient, et le Bonheur, chacun étant dès lors parfaitement heureux. La theoria est l'attitude qui permet de se libérer du sensible, des opinions et d'atteindre la Perfection de sa nature. C'est cette connaissance qui, en permettant le choix éthique et politique, sert de guide à la praxis.

La praxis est l'activité raisonnable de l'homme de bien, agissant pour le bien commun en accord avec ce que lui dicte son Intellect. Ses moyens sont :

La poièsis, même si Aristote reconnaît un rôle important aux artisans, est du domaine de la nécessité et ne procure aucun bonheur. Production de biens extérieurs et non production de soi, elle est le degré le plus bas de l'action. Elle est cependant action humaine car elle nécessite l'intervention de la raison, la capacité, à partir de la Physique, de déduire la règle exacte permettant d'atteindre le résultat visé. Elle a sa raison d'être comme production de biens matériels au service de tous, tout en permettant à la minorité de se consacrer à la theoria et à la praxis sans autre souci. La poièsis n'est donc qu'un ensemble de moyens au service de la praxis. C'est la praxis qui lui donne son sens et son orientation, justifiant le choix de telle ou telle production. Son souci propre est d'atteindre le résultat fixé. Son moyen est l'action rationnelle sur la nature ; elle en utilise les matériaux et la connaissance qu'elle applique au cas particulier, puis elle juge le résultat obtenu par référence au résultat prévu.

L'action concrète humaine est avant tout praxis, mais elle dépend de la theoria, connaissance des Idées, intelligence des Principes qui permet de comprendre, c'est-à-dire de proposer une explication du monde et de donner le sens de ce que c'est qu'être Homme. S'il ne suffit pas de connaître le Bien pour bien agir car l'action porte toujours sur un cas particulier et nécessite une certaine habitude, la theoria demeure nécessaire car c'est elle qui fonde la prudence, vertu intellectuelle de la praxis qui permet de fixer la règle de conduite. C'estuniquement en fonction d'elle que le choix des moyens peut se justifier, l'action n'étant praxis que si le sujet est capable d'expliquer ce qu'il fait et pourquoi il le fait. Cependant les Principes abstraits doivent être pensés et rendus raisonnables par rapport à la réalité. Aristote souligne, en effet, l'impossibilité pour l'homme, qui n'est pas absolument divin, d'agir avec la même exactitude que dans la theoria. Décider de sa conduite suppose, qu'à chaque fois, l'on tienne compte de la situation concrète. La prudence est cette qualité de l'homme d'action, capable de concilier Idées et réalité, capable de déterminer ce qui est bon et d'adopter toujours une position moyenne entre l'excès et le défaut. Ce qui caractérise l'homme, c'est son pouvoir de choix, sa capacité à agir volontairement de son plein gré dans une situation donnée, conformément à ce qu'il estime bon de faire dans cette situation, et ce jugement sera d'autant plus assuré qu'il sera relié à la theoria.

La praxis n'est pas une science car ses règles, susceptibles d'une certaine contingence, reposent sur le libre choix. En effet, décider de sa conduite suppose qu'à chaque fois l'on tienne compte de la réalité concrète ; il ne peut donc y avoir de règles absolues. Elle n'est pas non plus un art, car si l'homme de l'art comme l'homme prudent recherche la règle exacte, la règle générale à appliquer au cas particulier, le premier le fait sans s'intéresser à ce qui est bien ou mal. Mais l'homme ne peut pour autant se fier à sa seule expérience. Il lui faut aussi être capable d'analyser ce cas-ci, la situation concrète présente à partir des Principes, desIdées. L'homme moral possède la prudence, la capacité de se décider à agir conformément à ce qu'il estime bon à tel moment, dans telle circonstance, en considérant les conséquences de tel ou tel choix pour la valeur de son action. La perfection dans les choses humaines étant une quête difficile et jamais achevée, la droite règle fixée est toujours fragile et passible d'erreurs. Aussi l'homme doit-il, concrètement, s'efforcer de toujours tenir la médiété afin de s'en approcher au plus possible.

L'éthique, disposition à vouloir le bien, implique le courage d'agir malgré les tentations et les obstacles, en restant fidèles à ses principes. La politique est la condition de réalisation de l'éthique. L'homme est un être raisonnable qui ne se réalise complètement que dans le cadre de la cité. La citoyenneté est l'excellence de l'homme capable de raison, de prudence et d'amitié. Les citoyens sont les seuls capables de participer à l'élaboration de lois justes dans la cité. L'homme bon est aussi juste. La justice est une vertu éthique, une disposition intérieure exigeant le respect de la loi, de ne vouloir que ce qui est sien sans attenter aux biens d'autrui, sans s'imposer ni se sur avantager par rapport aux autres. Mais elle est aussi une vertu civique, disposition à produire le bonheur de la communauté, vertu supérieure à la vertu éthique car elle suppose de pratiquer la justice, non seulement pour soi dans ses affaires personnelles, mais aussi pour autrui. Elle est la vertu du citoyen, homme juste qui connaît le Bien, la Justice, c'est-à-dire ce qui revient à chacun, et qui est capable d'appliquer le principe, non seulement pour lui-même mais aussi pour la communauté.

La praxis repose sur la theoria qui lui sert de guide. La poièsis, quant à elle, est puissance ambiguë, pouvant être mise au service des fins les plus diverses 129 . Capable de bien ou de mal, elle est étrangère à la moralité. Les fins de la poièsis ne sont que des fins relatives, moyens à mettre au service de la praxis, elle-même soumise à la theoria. Seule la theoria, pensée pure détachée des considérations d'ordre pratique, permet d'instaurer la praxis et d'y soumettre la poièsis. Sans elle, la praxis perd sa visée morale et l'action devient simple poièsis.

Notes
129.

Si l'homme de l'art possède aussi un savoir qui lui sert de guide, celui-ci n'a cependant pas le droit au nom de theoria car, s'il révèle le permanent, l'universel, il ne peut être découvert qu'à partir du sensible et il n'y a pas d'Idées qui puissent être contemplées pour elles-mêmes.