La pédagogie est avant tout praxis, oeuvre de personnalisation. Elle se règle sur la theoria qui lui sert de guide, sur l'Idée de Dieu dont l'Homme est la création. Ayant reçu le don de Dieu, il est une Personne, une pure Liberté, don qu'il se doit de préserver et accomplir dans une Société de Personnes, la Démocratie. La règle de la prudence est la non-directivité, la moindre intervention qui, seule, permet à chaque enfant de se construire en liberté. Fondée sur la theoria, la praxis ne peut cependant négliger la réalité concrète, scolaire et sociale, ce qui fut l'erreur de la non-directivité. La prudence, vertu de la praxis, impose en effet un raisonnement à partir des principes, mais aussi son adaptation à la réalité. C'est de cette prise en considération que la démarche de Daniel Hameline évolue vers une praxis plus prudente, intégrant la médiété comme juste distance entre attitude non-directive et fonction de direction. Posée en pédagogie du potentiel personnel, elle s'efforce de se concrétiser par l'entrée dans la pédagogie par les objectifs.
La pédagogie ne peut être simple theoria. Elle est action concrète, praxis, action morale et éducative qui ne peut se confondre avec l'absolu. La pédagogie non-directive, entièrement fondée sur des Idées qui lui servent de guide, décrit un modèle pédagogique idéal qui ne peut, pour autant, valoir pratiquement. Entre le monde des Idées et la réalité l'écart est irréductible, mais la pédagogie non-directive demeure valable comme idéal, décrivant ce vers quoi il faut tendre. La non-directivité, règle de conduite déduite des Idées, demeure valable, mais l'action pédagogique doit aussi intégrer la nécessité de diriger la croissance pour ne pas l'abandonner au déterminisme social. La pédagogie du potentiel personnel en donne les règles, règles de prudence et de médiété entre fonction de direction et attitude non-directive.
Pour intégrer la fonction de direction Daniel Hameline fait entrer les objectifs en pédagogie, tout en s'attachant à en écarter les excès. L'action pédagogique est praxis, mais aussi poièsis. L'action sensée impose de soumettre la poièsis à la praxis. Or, de la praxis les objectifs ne peuvent rien dire. De l'ordre de la poièsis, ils ne sont que des moyens permettant d'atteindre tel ou tel comportement observable. En faire des fins relatives et non des fins en soi, suppose de déployer une praxis assez forte qui puisse les infléchir. La praxis étant d'un tout autre ordre, elle impose de rompre avec la logique des objectifs, de se tourner vers la theoria qui est son seul guide. Sans cette troisième dimension, la praxis perd son point de repère et l'action pédagogique prend tous les risques de se réduire à une simple poièsis. Contre ce risque, Daniel Hameline en appelle encore à la prudence et à la médiété. Pourtant, il ne semble pas se convaincre lui-même, préférant choisir un autre chemin. Tiraillée entre theoria et poièsis, qui s'empressent de devenir exclusives, la praxis pédagogique cherche son lieu.
Nous ne pouvons nous perdre dans un monde d'illusions, dans des Idées. L'essai de concrétisation de la pédagogie non-directive en est l'illustration. La réalité étant toute autre, il nous faut aussi en tenir compte pour régler la praxis. Mais nous ne pouvons non plus nous fier à nos seules techniques, l'entrée dans la pédagogie par les objectifs nous appelant à la clairvoyance dans l'utilisation de nos moyens. L'action pédagogique est avant tout praxis soucieuse de chaque enfant et de son humanisation. L'ensemble de la réflexion de Daniel Hameline est un appel à une action pédagogique orientée vers le développement de l'autonomie et plus de justice sociale. La pédagogie ne peut se satisfaire de grands principes ; il lui faut aussi viser une rigueur au niveau des moyens, qui ne soit ni simple improvisation et réponse à l'urgence de l'action, ni programmation, la droite règle fixée par Daniel Hameline se définissant comme l'équilibre entre fonction de direction et attitude non directive, entre instrumentation et respect de la personne. La moralité de l'homme étant tâtonnante, Aristote préconise, afin de s'approcher le plus possible de la droite règle, de pencher tantôt dans un sens, tantôt dans l'autre. Telle est bien la démarche de Daniel Hameline à travers sa valse hésitation, qui, rejoignant Aristote, en appelle à la prudence, à une attitude réfléchie par rapport aux moyens.
Mais alors, insister sur les objectifs, était-ce une mauvaise action ? Daniel Hameline s'en défend. L'intention était droite mais cette droiture, nous dit-il, n'en exclut pas le procès qu'il lui faut subir. Mais bonne elle le reste, car elle ne s'est pas prise trop au sérieux. La plaisanterie ne laisse-t-elle pas un goût amer ? Que nous reste-t-il pour éclairer notre action, car il nous faut bien agir, ici concrètement, pour ces enfants-ci ? Pouvons-nous nous fier à nos seules intuitions de saltimbanque ?
Ni bons, ni mauvais, les objectifs ne peuvent rien dire quant à la moralité de notre action. La poièsis ne se juge qu'à ses résultats, quels que soient ces résultats. La bonté de l'action relève de la praxis qui ne se soucie que d'elle-même, s'efforçant d'agir en restant fidèles à ses principes, à ses Idées, quelles que soient les circonstances. Daniel Hameline s'y est efforcé, mais la recherche d'une pédagogie du possible l'a aussi conduit à rendre les principes de plus en plus raisonnables, à s'interdire de rêver et à écarter la theoria, l'idéal non-directif,alors que c'est sur elle seule que peuvent reposer la prudence et la médiété auxquelles il appelle.‘»’ ‘ Nous avons appris le réalisme, le prosaïsme et le compromis. Nous nous sommes interdits de rêver, préférant aligner notre théorie sur notre pratique plutôt que d'enregistrer entre elles ces décalages qui rendent tant de déclarations si peu crédibles ’ ‘«’ ‘’ 156 . Le souci d'efficacité technique entraîne une mise à l'écart de la theoria qui, bien qu'idéal hors de portée, est la dimension de l'action par rapport à laquelle se règlent les deux autres, praxis et poièsis. L'entrée dans la pédagogie par les objectifs ne peut se comprendre qu'à partir de la pédagogie non-directive et, si cette dernière a été un échec pour s'être voulue possibilité concrète d'action, elle n'en demeure pas moins la lueur qui peut, seule, empêcher que la praxis tant recherchée ne sombre en simple poièsis.
Comment ne pas être désabusé quand on a mis tant d'espoir dans la non-directivité, tant d'espoir aussi dans la rationalisation par les objectifs, que ni l'une, ni l'autre n'apparaissent plus comme possibilités sensées ? Ni l'une, ni l'autre, si on suit Aristote, mais les deux, sans céder sur l'une, sans céder sur l'autre, et à condition de maintenir la supériorité de la non-directivité sur les objectifs, la supériorité de la praxis sur la poièsis, ce qui impose aussi de se ressourcer à la theoria.
Daniel Hameline et Marie-Joëlle Dardelin, La liberté d'apprendre. Situation II, op. cit., p. 12.