Valorisation de la poièsis

L'action pédagogique, soucieuse de concrétisation à grande échelle, s'organise dans la tension entre les exigences de la praxis, la formation du Citoyen autonome et responsable, et celle de la poièsis, l'exigence sociale d'élévation du niveau de qualification.

Former le Citoyen républicain impose de porter les efforts sur le développement de l'autonomie et de la responsabilité, le Citoyen étant le membre de la communauté capable de participer à la vie civique et d'entretenir de justes rapports avec ses semblables, capable de faire des choix en fonction de ce qu'il estime bon pour lui, et bon pour l'ensemble de la communauté. Aussi l'éducation doit-elle viser le développement de la capacité à faire des choix. Mais être membre de la communauté impose un minimum, celui d'intégrer la communauté telle qu'elle est, société savante et technique. Dans une période où le risque de marginalisation des plus défavorisés est important, il faut bien commencer par assurer cette première nécessité. Le collège unique est le lieu où chacun recevra une formation lui permettant de s'adapter à une société qui exige culture et qualification professionnelle. Mais ce minimum ne peut se réduire à une adaptation à une société inégalitaire. Il s'inscrit dans un projet éducatif plus large, soucieux d'autonomie. Cependant les efforts doivent d'abord porter sur le minimum indispensable, ce qui conduit Louis Legrand à insister sur la poièsis. Mais valoriser la poièsis, c'est aussi prendre le risque de fragiliser la praxis.

La praxis ne peut se perdre dans l'absolu et négliger la réalité du risque d'exclusion. Le Citoyen est un membre de la communauté ce qui impose, en premier lieu, qu'il n'en soit pas exclu. L'action pédagogique ne peut donc négliger la poièsis, le développement de certaines compétences précises, indispensables à l'intégration sociale. Mais elle ne peut non plus s'y limiter, ce qui impose de poser la supériorité de la praxis sur toute poièsis, en ne perdant pas de vue les Idées.

Effectivement, les Idées, Justice et Démocratie, continuent à guider la démarche de Louis Legrand. Elles imposent le même droit pour tous, et ce qui est dû à chacun c'est d'abord le minimum, le développement des compétences qui lui permettront d'être intégré dans la société et de s'y adapter. Mais la Justice ne peut se contenter d'une simple adaptation à une société. Ce qui est dû à chacun, c'est ce qui lui est dû en tant qu'Homme, et non ce qui lui est dû pour répondre aux besoins de la société. Il n'y a que dans l'Absolu, dans la Démocratie idéale que les deux peuvent se rejoindre. Dans la concrétitude, ce qui lui est dû en tant qu'Homme relève de la praxis ; ce qui lui est dû pour répondre aux exigences sociales relève de la poièsis. Les deux démarches sont différentes ; la poièsis n'a que faire de l'humain et peut tout aussi bien servir tel ou tel type de société ; la praxis n'a d'autre fin que la formation de l'Homme sans autre considération, sans souci pour les exigences sociales. Les deux peuvent se rejoindre, à condition de poser la supériorité de la praxis qui elle-même repose sur l'idée de Justice comme droit de chacun à l'égale Dignité en tant qu'Homme.

La praxis tire sa force des Idées, la poièsis de l'observation de la réalité. Maintenir des objectifs communs pour tous n'a de sens que parce que tous, en tant qu'Homme, sont également dignes, que ce qui est le dû de l'un ne peut être aussi que le dû de l'autre. La Justice impose le même dû au nom de la Dignité, pas au nom d'exigences sociales qui pourraient très bien imposer un dû différent selon ce qui lui convient. L'Idée de Dignité se doit de rester le guide de la démarche, sous peine de faire de l'action pédagogique un moyen d'adaptation à la société.

Si l'on ne peut se perdre dans des Idées, elles seules, cependant, permettent de ne pas faire de l'adaptation sociale une fin en soi, mais seulement une fin relative au service de l'autonomie. Justice et Démocratie sont inséparables de l'Idée première, l'Idée d'Homme et de sa Dignité. La Justice consiste à donner à chacun ce qui lui est dû en tant qu'Homme, de par ce qu'il y a de plus haut en lui, de par sa Dignité. Etant aussi homme concret, il a aussi des besoins concrets. Il est un homme inséré dans une société civile et professionnelle ; il y exerce un métier d'où il tire ses moyens d'existence. Il n'est plus, comme au temps d'Aristote, un homme libéré de toute tâche servile qui peut s'adonner librement au gouvernement de la Cité ; il doit assumer les deux. Mais le citoyen ne peut remplir son rôle que s'il est assuré de ses moyens d'existence, ce qu'Aristote confiait à d'autres. L'action pédagogique doit bien viser l'une et l'autre, mais ne garde de sens qu'à condition de ne pas oublier que la praxis se doit de rester supérieure à la poièsis, que le développement de compétences en vue de l'insertion sociale n'est qu'un moyen et non une fin en soi. Or, il devient plus difficile que dans le projet initial de percevoir la fin prioritaire, celle de la praxis ou celle de la poièsis. Le droit au bonheur, droit issu de l'égale Dignité, semble céder ici la place au droit à l'insertion sociale.

Si la pédagogie est action concrète, si elle ne peut se perdre dans des Idées, elle ne peut pour autant se perdre en poièsis. Seules les Idées permettent d'assurer la praxis, de telle sorte qu'elle reste toujours supérieure à la poièsis. Seule l'Idée de Dignité et celle de Justice, qui en découle, permettent que l'acquisition d'objectifs communs ne soit pas simple adaptation à une société exigeante, mais aussi moyen de la liberté.