Avec la différenciation pédagogique on assiste à une centration claire sur la poièsis. L'idée d'éducation globale vers la libération et le bonheur de l'homme, basée sur le respect et la recherche du développement de toutes ses potentialités, de ses capacités d'autonomie et de responsabilité, cède le pas devant la nécessité de la rationalisation à travers les notions d'objectifs, d'évaluation, de diagnostic et de traitement. Les caractéristiques de l'individu sont mesurables, quantifiables 201 , ce qui permet de le prendre en charge pour le conduire vers les objectifs finaux en utilisant toutes les ressources possibles. Il s'agit de ne pas se perdre dans des idées généreuses, mais de répondre à l'urgence de sauver le collège unique, en rappelant les moyens de conforter réellement l'unification et d'éviter les dérives vers un système de filières. Contre l'irrationalité du système, Louis Legrand s'engage dans une logique du tout rationaliser, faisant de la poièsis le garde-fous contre l'injustice et l'irrationalité du système. Or, la poièsis ne possède pas son sens en elle-même. Elle peut servir des projets les plus divers, l'injustice ou la justice, l'autonomie ou l'adaptation. Son orientation dépend de la praxis.
La poièsis ne peut servir la Justice et l'autonomie que soumise à la praxis qui en oriente l'usage. Si les propositions de Louis Legrand se veulent possibilités concrètes, une chose est de concrétiser la poièsis, une autre de mettre en oeuvre la praxis. Si toutes deux sont bien action concrète, leurs fins et leurs moyens ne sont pas du même ordre, et la concrétisation de la poièsis ne garantit en rien celle de la praxis. Différencier la pédagogie est une technique qui ne dit rien quant au développement de l'autonomie. En faire le moyen privilégié de résoudre les problèmes de la pratique, c'est oublier que ce moyen est d'abord de l'ordre de la praxis et prendre tous les risques de faire de l'action pédagogique une activité d'adaptation, oublieuse de l'aspect humain des choses. La droite règle étant difficile à déterminer, Aristote soulignait la nécessité, pour répondre au mieux aux exigences de la praxis, de s'écarter des extrêmes. Il semble bien que Louis Legrand perde ici de la prudence.
L'idée d'une pédagogie différenciée, reposant sur les Idées de Dignité et de Justice, subsiste en filigrane du discours, mais le projet des années 70, en prise avec la réalité (réalité sociale, réalité des élèves, désillusions) qui tente de subsister comme modèle qui se veut synthèse, devient pour une large part une technique « cherchant à adapter des contenus communs à la diversité psychologique des apprenants « 202 . Rationaliser l'apprentissage, c'est viser l'augmentation de ce qui peut être méthodiquement acquis afin de ne pas abandonner l'apprentissage aux talents individuels socialement déterminés. La technique devient le moyen essentiel du changement au service de l'Idée de Justice, tendant ainsi à prendre la place de la praxis. Or, la poièsis est aveugle. Ni morale, ni politique elle peut servir n'importe quelle fin.
Le souci du réalisme de l'action entraîne une mise à distance de la theoria et un affaiblissement de la praxis, donnant le champ libre à la poièsis. Eclectisme et relativisme conduisent à un brouillage des repères et des principes, à une certaine neutralisation du sens au bénéfice d'un modèle technique objectif et neutre, valable pour tous. Si ce modèle n'est pas un modèle posé uniquement à titre théorique, et tel paraît le cas 203 , il présente le danger de la pédagogie de la maîtrise, celui de déboucher sur une programmation-mécanisation de l'apprentissage qui, oubliant la praxis, priverait l'élève de son autonomie. C'est une perte de Dignité que d'être privé de ce que les autres ont, mais c'est aussi une perte de Dignité que d'être traité en objet ; la différenciation pédagogique vient frôler dangereusement cette berge. Seule la praxis peut soumettre la poièsis à des fins humaines, en faire un moyen non d'adaptation, mais d'autonomisation. Mais la praxis ne peut être que par la theoria qui lui sert de guide. C'est dans Les politiques de l'éducation que l'on retrouve l'articulation.
Les Idées d'Homme et de Justice permettent de rappeler que l'action pédagogique est d'abord praxis, soucieuse de développement humain. Définir des objectifs, construire des évaluations et diagnostiquer des différences ne constituent pas une praxis. Ils sont simples poièsis et l'action pédagogique qui se résumerait à la différenciation pédagogique serait simple programmation. Aussi Louis Legrand, toujours soucieux d'éducation et de justice, ne pouvait que nous rappeler que l'action éducative et politique s'enracine dans des Idées, même s'il n'est plus de bon ton de s'y référer.
«Du qualificatif fruste, on peut désormais essayer de mettre en oeuvre des instruments de description plus raffinés, utilisant les ressources de la quantification. » in Louis Legrand, Les différenciations de la pédagogie, op. cit., p. 46.
Louis Legrand, Les différenciations de la pédagogie, couverture.
La mise en oeuvre effective d'une pédagogie de maîtrise, in Louis Legrand, Les différenciations de la pédagogie, op. cit., p. 45.