Une poièsis-praxis

Les premières propositions d'Antoine de La Garanderie sont caractérisées par un souci marqué pour la poièsis. L'action pédagogique, basée sur la connaissance des lois pédagogiques, vise l'amélioration de l'efficacité des apprentissages pour une meilleure adaptation scolaire. Au critère d'efficacité pédagogique sont associées des références économiques : gestion, gérer, rentabiliser, patrimoine... ‘«’ ‘ Pour la commodité du langage et du fait que nous sommes dans l'examen d'apprentissages scolaires, nous pouvons employer un vocabulaire qui relève de l'économie ’ ‘«’ ‘’ ‘ 226 ’ ‘. ’

On peut, en effet, comprendre la démarche d'Antoine de La Garanderie à la lumière de ce choix où pédagogie et économie pourraient se confondre. L'économie est ‘«’ ‘ la science ayant pour objet la connaissance des phénomènes et... la détermination des lois qui concernent la distribution des richesses, ainsi que leur production et leur consommation, en tant que ces phénomènes sont liés à celui de la distribution. On appelle richesses, au sens technique de ce mot, tout ce qui est susceptible d'utilisation ’ ‘«’ ‘’ ‘ 227 ’ ‘.’ La pédagogie, proposée par Antoine de La Garanderie, se veut bien science portant sur la connaissance des phénomènes mentaux et la détermination des lois pédagogiques concernant la distribution des richesses mentales. Régulièrement apparaît le souci de fonder sa théorie comme science aussi rigoureuse que n'importe quelle science positive ; un des exemples frappants en est donné dans Les profils 228 . Le savoir-faire mental est une richesse qui doit faire l'objet d'un échange, afin que chacun puisse augmenter son capital. La poièsis, n'ayant d'autre souci que sa propre efficacité, se doit pourtant de servir la liberté.

L'analyse précédente montre que la pédagogie des moyens ne peut se réduire à une poièsis, car à la poièsis se lie une praxis à visée de libération. Etablir ce lien suppose de ne pas isoler Les profils etdes autres ouvrages de cette première période du cheminement d'Antoine de La Garanderie. L'action pédagogique est à la fois praxis et poièsis, mais la seconde semble se mettre automatiquement au service de la première. Au service de la poièsis, le dialogue pédagogique et son moyen, l'introspection, doivent permettre un conseil méthodologique adapté pour gagner en efficacité ; au service de la praxis, ce même moyen doit aider chacun à assurer la maîtrise de sa vie 229 . Le même moyen peut-il, sans contradiction, servir deux fins différentes ?

Selon Aristote, la praxis et la poièsis sont deux démarches différentes qui, différant quant à leurs fins, différent aussi quant à leurs moyens. Nous avons vu qu'effectivement,par une face le dialogue pédagogique se veut moyen au service de la liberté, et par l'autre moyen de l'adaptation scolaire, de l'adaptation aux différentes disciplines du programme. Il est donc le lieu possible de deux démarches différentes, celle de la poièsis et celle de la praxis, les deux ne pouvant se confondre. Or, il semble que, pour Antoine de la Garanderie, les deux démarches, sans problème, peuvent se rejoindre, l'efficacité paraissant être aussi une garantie de la praxis. Réussir scolairement, c'est posséder une liberté de choix des moyens ; c'est le gage de l'épanouissement intellectuel, fondement de l'épanouissement affectif. Pourtant, selon Aristote, la poièsis ne se soumet pas automatiquement à des fins humaines. La poièsis n'a d'autre souci que son efficacité et la production conforme au modèle. Ethiquement neutre, elle peut se satisfaire d'elle-même et conduire, non à la liberté, mais à la soumission. Seule la praxis, et c'est une autre démarche, peut en orienter l'usage. Si Antoine de La Garanderie le rappelle aussi, il n'en demeure pas moins que praxis et poièsis pédagogiques tendent à se confondre, les mêmes moyens servant à la fois la réussite scolaire et la liberté, fragilisant la prudence.

Où est le respect de l'intériorité quand on cherche à tout saisir ? Comment ne pas chercher à imposer quand on est assuré de la connaissance des bons gestes et de la bonne manière de les exécuter ? Le défaut de prudence entretient un certain flou sur la fin prioritaire que la pédagogie des moyens se doit de servir. Or, la prudence, nous dit Aristote, repose sur la theoria qui lui sert de guide. La praxis, proposée par Antoine de la Garanderie, se lie bien à une theoria porteuse d'Idées, celle de l'Homme et de sa Liberté, celle d'une Humanité en marche vers le Progrès, celle de Dieu, theoria très discrète qui, par sa discrétion même, ne permet pas d'assurer suffisamment la praxis pour qu'elle s'impose sur la poièsis. La praxis, lieu de tension entre theoria et poièsis, repose ici sur un équilibre instable entre une theoria effacée et une poièsis fermement assurée.

Notes
226.

Antoine de La Garanderie, Les profils pédagogiques, huitième édition, op. cit., p. 99.

227.

André Lalande, Vocabulaire technique et critique de la philosophie, Volume I, Paris, P.U. F., troisième édition, Quadrige, 1993, p. 261.

228.

« Nous estimons qu'il y a autant de rigueur dans l'une et l'autre des deux lois suivantes :

« La chaleur dilate les métaux «

et

« L'élève qui a pris l'habitude de se donner l'image visuelle des mots qu'il lit est toujours bon en orthographe »

ou encore entre les deux autres lois :

« le curare tue par paralysie des nerfs moteurs «

et

« L'absence d'évocation mentale d'une catégorie d'images (visuelles ou auditives) entraîne une inaptitude scolaire déterminée « , Antoine de La Garanderie, Les profils pédagogiques, huitième édition, op., cit., p. 8-9.

229.

Antoine de la Garanderie, Défense et illustration de l'introspection au service de la gestion mentale, op. cit., p. 178.