Une theoria

‘«’ ‘ J'affirme vouloir rester à l'écart de toutes les idéologies ’« 239 . Antoine de La Garanderie le répète. Il ne s'agit pas de se perdre dans un absolu posé d'avance, dans l'idéologie du don, ni de s'intéresser à la Liberté mais à l'acte libre, à la Volonté mais à l'acte volontaire, au Sens mais au sens. L'action pédagogique est avant tout praxis, éthique concrète et non contemplation sans souci de moyens. Mais la praxis pédagogique, proposée par Antoine de La Garanderie, est-elle pour autant détachée de toute theoria ?

Le monde est un ensemble de sens pour la conscience ; il se constitue et n'existe que par et dans la conscience, par les projets de sens à son égard. Or, ces projets sont multitude, émanant de la même conscience, mais aussi des autres consciences de telle sorte qu'il n'existe pas un Sens, une Vérité mais des sens, des vérités. Connaître, ce n'est pas recevoir un sens, le même pour tous ; c'est se projeter dans le monde pour lui donner sens, acte par lequel l'homme conscient affirme sa liberté. Il n'y a pas la Liberté, mais des conditions qui permettent l'acte libre et dont la racine est le projet de sens du sujet lui-même à l'égard du monde. La liberté concrète est cette capacité de la conscience de se dépasser en se proposant des projets de sens. C'est en ses projets que l'homme peut être libre. Etre libre, c'est ne pas se laisser limiter dans sa recherche de sens ; c'est être l'auteur de ses propres projets de sens, sans se les laisser imposer par autrui et sans être prisonnier de soi, de ses propres habitudes. Etre libre, c'est agir en pleine conscience, par sa propre volonté et pour des motifs choisis. L'acte libre est volontaire et motivé. Un acte est volontaire quand le sujet est capable de ne pas se laisser aller à ses impulsions en prenant le temps de réfléchir, car l'acte est projet avant d'être réalité. La mise en projet permet d'évaluer les différentes possibilités avec leurs implications et conséquences, permettant de choisir en connaissance de cause, de maintenir ce choix et se décider à agir malgré les obstacles. Seul le projet permet de créer l'unité des quatre composantes de l'acte volontaire (maîtrise de soi, décision, ténacité et initiative) car, indiquant le but choisi, il donne l'élan nécessaire à l'action. L'acte volontaire est l'acte libre, le comportement choisi, conscient et réfléchi, action délibérée par la conscience en présence des images du possible. La liberté est donc cette capacité à se proposer des projets et à s'y tenir, à passer de la passivité comme soumission à autrui et à ses propres habitudes à l'activité consciente comme ensemble de projets.

La liberté n'est pas transcendantale, mais constitue la structure fondamentale de la conscience qui détermine notre rapport au sens et dont existent différents degrés : la dépendance, l'hétéronomie et l'autonomie. Les structures à sens négatif de liberté conduisent à se laisser imposer par autrui ; les structures de projets à sens positif de liberté conduisent à l'hétéronomie quand le sens est imposé par l'éducation morale. La seule autonomie consiste à saisir par soi le sens, et cette saisie est fondamentalement expression de soi par rapport à autrui 240 , pouvant elle-même se présenter sous deux formes opposante ou composante, formes fondamentales qui déterminent notre rapport au sens. Le sens ne s'impose pas ; il est une conquête et porte la marque de notre personnalité de telle sorte qu'existent différentes formes de compréhension et donc d'intelligence. Devenir conscient, c'est-à-dire libre, c'est s'arracher à ces déterminations psychologiques et à toute imposition extérieure pour se construire un modèle personnel du monde. Le discours d'Antoine de La Garanderie dépasse ainsi le niveau descriptif des faits de conscience, pour s'inscrire dans une problématique plus large, concernant l'homme, le monde, le sens.

L'homme est un être de sens. Le point de départ de la réflexion d'Antoine de La Garanderie est l'observation de la pluralité des démarches mentales. De cette pluralité se dégage un élément général, le projet de sens, pouvoir de la conscience de se rapporter dans tous ses actes à quelque chose, malgré la variété des contenus par lesquels le projet s'effectue concrètement, et malgré la variété de sens auquel il aboutit. Mais la réalité du projet se limite-t-elle à sa réalité sensible observable ? Ne se rapporte-t-elle pas aussi à une réalité suprasensible, des Principes premiers, des Causes ou Idées absolument nécessaires et indémontrables, qu'Antoine de La Garanderie se refuse pourtant à poser ?

Le monde a vocation à être connu, l'homme à connaître. Une chose est quand elle a un sens, l'homme est quand il est être de sens. Le sens est ce qui fait que tel être est ce qu'il est : le monde un ensemble de sens pour la conscience, l'homme un être conscient, un être de sens. Le sens n'est pas seulement ce qui se donne concrètement, mais aussi un Absolu, une Idée, le Sens, sans lequel rien ne saurait être. Principe premier, Idée, il est ce sans quoi le monde ne saurait être, ce sans quoi l'homme ne saurait être, essence du monde, essence de l'homme. Mais le sens ne saurait être sans la conscience, sans le projet de sens qui a sa source dans la conscience, origine absolue sans laquelle le sens ne serait pas. La Conscience est aussi Cause première, Principe du sens, du monde, principe de l'homme, l'Etre nécessaire du sens. Mais le monde n'est pas seulement un ensemble de sens pour la conscience ; il est aussi ce sans quoi la conscience ne serait pas, puisqu'elle ne peut être que conscience de quelque chose. Le Monde est aussi un Absolu, Cause première qui permet à la conscience de se révéler. Sens, Monde et Conscience sont indissociables. Principes premiers, ils ne sont pas seulement des réalités sensibles observables, mais des Idées, des Réalités au-delà du sens, du monde, de la conscience, absolument nécessaires pour comprendre ce qu'est le sens, ce qu'est le monde, ce que c'est que d'être homme conscient, être de sens.

On peut retrouver, chez Antoine de La Garanderie, une conception assez proche de la conception aristotélicienne. L'Homme, le Monde n'ont pas de réalité ; seuls existent tel homme, tel monde, telle relation qui leur donne sens. Le monde n'existe pas en soi, indépendamment du mouvement de la conscience à son égard. Le sens n'existe pas non plus en soi, indépendamment du mouvement de la conscience à son égard. Il n'y a donc pas une Idée de Monde en dehors de la réalité ; il n'y a pas de sens en dehors de la réalité consciente. Mais la recherche de sens, qui fait la subjectivité, est déroulement sans fin qu'aucune subjectivité ne peut épuiser. Il y aurait donc une transcendance de l'objet qu'aucune conscience ne peut totalement épuiser, un horizon inatteignable, au-delà de la conscience, un Monde, une Unité, un Sens. Comprendre, accéder à la connaissance c'est viser, par-delà les objets qui sont donnés, une Unité, un Sens dont n'apparaissent que différentes versions, différentes perspectives qui sont autant de perspectives originales sur un Monde, le même pour tous, sur un Sens, le même pour tous, ce par quoi l'Homme se constitue tout en le constituant. Il n'y a pas d'abord un Monde, mais la conscience est la capacité à constituer cet Horizon de sens, cet Universel, cette Idée qui lui sert de guide. La forme, l'Idée engagée dans la réalité est, pour Aristote, le principe qui organise la matière et lui donne sens. On peut aussi voir, chez Antoine de La Garanderie, la forme de la Conscience dans son intention de signifier, dans le projet de sens, projection d'une Unité qui, seule, permet d'instituer le Monde et, du même mouvement, soi-même comme Homme. Le Projet de la Conscience apparaît alors comme Principe Premier, condition de tout le reste, condition de Soi, condition du Monde, engagé dans la réalité. Observable, soumis au changement, à des contenus différents, il devient aussi le Principe absolu, ce sans quoi le monde et la conscience ne seraient pas.

Le sens est le bien que tout homme doit rechercher ; fin absolue, ce bien n'est pas un Bien absolu, ce sens un Sens absolu, humainement impossible, mais il n'est pas non plus n'importe quel bien, n'importe quel sens, le sens donné n'ayant de valeur que par sa participation à l'exigence de vrai, de bien, de beau. Antoine de La Garanderie, rejoignant Aristote, s'intéresse au bien humainement réalisable, s'attachant à restituer à l'homme sa dignité dans sa dimension concrète. L'être humain n'est pas un Pur Esprit capable d'accéder à l'Absolu, au Bien, au Sens. Sa dignité concrète consiste en la réalisation de qualités qui ne sont au départ que virtuelles, à s'humaniser en progressant dans la conquête du sens. On pourrait dire, avec Aristote, à progresser en humanité en réalisant au mieux sa forme, son essence, sa liberté, inséparable de la matière qui l'individualise. Progresser en humanité, c'est d'abord dépasser sa propre nature, ses propres limites pour augmenter le champ de ses possibilités, faire une oeuvre personnelle et originale de soi-même, mais c'est aussi dépasser ses propres possibilités, se dépasser pour tendre vers un universel commun à tous. D'où vient cette exigence de vrai, de bien, de beau, finalité de la conscience ?

Le sens donné par la conscience n'a de sens que par sa participation à un universel qui naît peu à peu de la confrontation à autrui, aux autres consciences, aux autres sens. Cette confrontation vient tempérer sa propre action de sens permettant de ne pas confondre le sens donné avec le Sens absolu. C'est de la confrontation concrète à autrui, aux autres consciences, aux autres sens que se développe l'exigence de transcendance, dépassant chaque conscience individuelle. L'être des choses, le monde, autrui sont ce qui permet à la conscience de se révéler et à l'homme d'être, et non des Idées. Pourtant, au-delà du projet de sens, il y a encore le projet de croire, tension vers Dieu, vers l'Absolu qui permet à l'Homme d'être, sans se confondre avec lui.

La base phénoménologique ne s'avère pas totalement satisfaisante, puisqu'Antoine De la Garanderie se propose de la dépasser. La question de la theoria reste irrésolue, et c'est dans L'intuition. De la perception au concept, qu'elle est clairement abordée pour la première fois. Nous faisons tous l'expérience de la pensée de Dieu et cette ‘«’ ‘ pensée de Dieu est là et qui nous pose problème ’ ‘«’ ‘’ ‘ 241 ’ ‘.’ La Conscience se fait bien métaphysique, capable de se donner une Idée de Dieu, non quelque chose, situé hors du monde sensible. Tout ce qui existe dans ce monde est limité et imparfait, mais la Conscience peut s'élever jusqu'à Dieu, source et lumière du sens, pur Esprit. Le pouvoir de donner sens de l'homme est limité et il ne peut avoir de connaissance absolue, définitive. C'est à la conquête de sens que toujours il tend. S'il ne peut atteindre l'absolu, il est apte à s'en donner une pensée, pensée qui lui est nécessaire pour le guider dans sa conquête de sens. ‘«’ ‘ Il n'est pas interdit d'imaginer l'existence de la conscience infinie de Dieu ’ ‘«’ ‘’ ‘ 242 ’ ‘. ’Tout ce qui existe est limité, mais notre conscience peut s'élever à l'Idéede l'Absolu, car elle a la capacité de se donner un espace et un temps toujours plus grands, sans que jamais temps et espace ne se confondent ; c'est ce qui distingue l'homme de Dieu, union du temps pur, car il est éternel et de l'espace pur, car il est présent partout. ‘«’ ‘ C'est parce qu'en Dieu et en Dieu seul se croisent l'espace pur et le temps pur, que Dieu est éternel, purement Esprit ’ ‘«’ ‘’ ‘ 243 ’ ‘.’

La meilleure condition pour accueillir le sens est celle de se placer ‘«’ ‘ au point de vue de Dieu décidant de créer le monde. En effet, se donner pour modèle de sens l'intelligence de l'auteur de toute chose peut paraître une excellente option pédagogique ’ ‘«’ ‘’ ‘ 244 ’ ‘,’ non pas avec la prétention de pouvoir dépasser nos limites humaines, mais pour toujours mieux comprendre et donner sens à partir de cet horizon, de la pensée de cet absolu. S'imaginer que le monde est oeuvre d'une Intelligence souveraine permet de fonder notre foi en l'intelligence qui toujours nous pousse à la conquête du sens. Le projet de donner sens suppose en effet de croire qu'il y a un sens qui peut se conquérir. Projet et foi sont donc intimement liés, le projet de donner sens s'alimentant au projet de croire. «‘ De cette foi en l'intelligence, de cette espérance en l'inespérable, de cet appui sur l'éternel, la conscience tire des formidables capacités d'intuitions de sens de ces ’ ‘«’ ‘ quelque chose ’ ‘«’ ‘que le monde lui offre ’ ‘«’ ‘’ ‘ 245 ’ ‘.’ C'est en fonction de Dieu, non quelque chose, idéal de perfection, inespérable dont notre esprit prend conscience, que l'homme peut reconnaître ses limites et ‘«’ ‘ ne jamais confondre l'Eternel avec l'objet de ses rencontres ’ ‘«’ ‘’ ‘ 246. L'Idée de Dieu atteste d'une exigence pour la conscience d'un idéal qui la dépasse. C'est la foi en Dieu qui permet d'être soi. Dans notre existence marquée par l'effort de sens apparaît aussi la lumière, ‘«’ ‘ celle du soleil qui éclaire tout homme venant en ce monde ’ ‘«’ ‘’ ‘ 247 ’ ‘.’ Le sens est le meilleur des biens réalisables, non pas le Bien absolu humainement irréalisable, mais pas non plus n'importe quel sens, n'importe quel bien, mais seulement celui qui est tendu vers l'exigence d'universalité.

Pour aller à la conquête du sens, il faut bien poser des conditions indémontrables, penser que le Monde a un Sens et que l'Homme lui-même, membre de ce Monde, ne peut y faire exception et doit lui aussi avoir un Sens. C'est de la confrontation à autrui que chacun peut saisir sa propre imperfection, mais aussi de l'Idée de Dieu, Absolu, Pur esprit, Horizon de Perfection dont la Conscience peut avoir l'Idée. Pour avoir un projet de sens, il faut bien penser que tout a un sens, que rien n'existe sans sens, sans raison. Antoine de La Garanderie rejoint Aristote dans son souci permanent de s'appuyer sur l'expérience commune aux hommes les plus différents, de ne pas se perdre dans des abstractions, de se soucier avant tout du meilleur des biens réalisable humainement. Mais il le rejoint aussi en posant Dieu, Principe Premier, sans matière, suprasensible, Pur Esprit, source du Sens que seule la Conscience permet d'atteindre. Même si l'Homme n'est pas pur Esprit, il n'est que par sa participation au divin dont il peut se donner l'Idée et en faire son meilleur guide.

Cependant, cette réflexion ne va pas longtemps satisfaire Antoine de La Garanderie, L'intuition. De la perception au concept s'avérant être aussi un ouvrage de transition où la question de l'être, du pouvoir être, de l'angoisse de contingence annonce le glissement vers l'ontologie de Heidegger.

Notes
239.

Ibid., p. 9.

240.

Antoine de La Garanderie, Défense et illustration de l'introspection au service de la gestion mentale, op. cit., p. 136.

241.

Antoine de La Garanderie, L'intuition. De la perception au concept, op. cit., p. 100.

242.

Antoine de La Garanderie, L'intuition. De la perception au concept, op. cit., p. 100.

243.

Ibid., p. 99.

244.

Ibid., p. 94.

245.

Ibid., p. 102.

246.

Antoine de La Garanderie, L'intuition. De la perception au concept, op. cit., p. 102.

247.

Ibid., p. 95. «La conscience de ... Dieu n'est-elle qu'une fiction ? Ou l'objet-Dieu est-il le fruit d'une relation de la conscience à la chose-Dieu, dont l'existence extra-mentale serait toujours vraie comme celle du soleil qui éclaire tout homme venant en ce monde ? « .