L'action pédagogique n'est pas simple poièsis ; elle ne peut se réduire à un ensemble de recettes permettant l'adaptation scolaire. Si l'élève est un apprenant qui mérite de réussir scolairement, il est avant tout un être humain qui a à se construire. L'action pédagogique est avant tout action éducative, praxis, pédagogie du projet de sens par laquelle chacun s'ouvre à son humanité. La phénoménologie permet d'unir les deux démarches, la poièsis et la praxis. La science phénoménologique ne se réduit pas à une simple science de la nature, car une telle science ignore la spécificité de l'humain. Elle est science de la subjectivité, ne se contentant pas d'expliquer les faits observés, mais s'efforçant de comprendre, de dégager le sens des phénomènes humains, des vécus de conscience et pouvant alors servir de guide à la pratique pédagogique. Mais est-ce la même science qui peut servir de guide à la praxis et à la poièsis ?
Aristote a insisté sur l'originalité de chacune de ces deux démarches qui ne peuvent se confondre. La poièsis a besoin de la science de la nature, mais elle se désintéresse totalement des fins humaines ; son seul souci est l'efficacité et l'adaptation de la matière à tel but fixé d'avance. La praxis a besoin de la science des Idées, de la theoria qui seule permet une délibération correcte sur le choix des moyens humainement les meilleurs. La science de la subjectivité se veut science au même titre que n'importe quelle science de la nature, auquel cas l'action pédagogique qui en découle ne peut être que simple poièsis. Mais elle se veut aussi science comme guide de la praxis, auquel cas elle ne peut être que theoria, non pas connaissance de la réalité sensible et de ses déterminations, mais connaissance du Sujet, de ce qui fait de l'homme un Homme. La science de la subjectivité comporte bien aussi cette dimension, même si elle reste fort discrète et ne s'exprime que dans l'Idée de Dieu, qui vient montrer que la compréhension des phénomènes humains et la progression en humanité demandent aussi à dépasser la seule réalité sensible. C'est elle qui nous permet de comprendre la praxis pédagogique et sa droite règle comme effort pour permettre à chacun de progresser en humanité, en être de sens. C'est elle qui nous permet de comprendre que l'action pédagogique ne peut être simple poièsis, simple modelage des comportements, intervention autoritaire qui voudrait imposer un sens, mais ouverture par soi-même au sens, ouverture qui fait l'humanité. Puisque Dieu seul est Pur Esprit, source du Sens, le pédagogue ne peut considérer le sens qu'il voudrait imposer comme Sens absolu ; humain, il ne peut le posséder. Chercher à imposer le sens qui est le sien, c'est détourner du chemin de la vérité, apprendre à se contenter de ce qui vient de l'extérieur et mésapprendre à se construire en humanité. Seul celui qui est capable de se donner l'Idée de Dieu peut connaître sa place et ses limites.
La démarche d'Antoine de La Garanderie vient confirmer la nécessité, pour fonder la praxis, de poser une theoria qui en est le guide. Eduquer, c'est permettre à chacun de se construire comme être de sens, c'est aussi lui apprendre que le sens ne peut être n'importe lequel, qu'il n'a de validité que par l'exigence qui le tend. D'où vient ‘«’ ‘ l'exigence de vérité, de bien, de beau, qui caractérise fondamentalement la visée de sens de toute conscience humaine ’ ‘«’ ‘’ ‘ 249 ’ ‘’? Est-elle un don ? Antoine de La Garanderie semble le penser puisque l'évocation est le lieu de liberté, lieu du sens, et qu' ‘«’ ‘ on peut dire que l'évocation est le don que la nature fait à la conscience pour qu'elle puisse lui donner son sens’ ‘»’ ‘’ ‘ 250 ’ ‘. ’Don de la nature, don de Dieu ?
On retrouve dans l'exigence de vrai, de bien, de beau les trois composantes de l'Idée ultime de Platon, le Souverain Bien, Idée que l'homme doit connaître pour s'en inspirer. Aristote préférera la recherche des conditions du souverain bien humainement possible sans pour autant rejeter la theoria, car seul celui qui connaît les Idées peut mener une vie vertueuse et prétendre éduquer. La conception d'Antoine de La Garanderie se rapproche sensiblement de celle d'Aristote par son souci du bien humainement réalisable et son refus de se perdre dans la transcendance. Pourtant, comme chez Aristote, les Idées ne sont absentes et sous-tendent la praxis. Mais seule l'Idée de Dieu est clairement exprimée, très rapidement ; elle nous semble pourtant, comme chez Aristote, former la clé de voûte de la démarche.
Pour Aristote, Dieu, Premier Moteur est ce qui donne sens et ordre aux êtres et aux choses. Pour Antoine de La Garanderie, le Vrai, le Sens, n'a aucune réalité ; il ne peut exister que de multiples manières dans les consciences. Mais le sens, le vrai a aussi un ordre, une orientation, des exigences incluses dans la réalité de chaque conscience sans lesquelles le sens, le vrai, ne serait pas. Don de la nature, la capacité à donner sens ne peut être don des objets empiriques qui ne la possèdent pas ; elle ne peut être que don de celui qui les possède, don de Dieu, Esprit, Vrai, Bien et Beau confondus.
Cependant, la position d'Antoine de la Garanderie nous reste confuse. Soucieux de ne pas se perdre dans des abstractions, il a cherché à se garder de toute theoria, mais semble bien en poser une très forte. Par ailleurs, la science de la subjectivité se veut aussi porteuse de vérité, fondée sur l'observation des faits, si bien que reste ouverte la question de la pédagogie vraie, sensée, celle qui fait d'elle une action valable : d'abord sa science et sa poièsis ? ou d'abord la Subjectivité et sa praxis ? D'abord, sans doute, la subjectivité et la praxis 251 , mais elle ne peut, si on suit Aristote, tenir qu'en référence à une theoria qui lui sert de guide et qu'Antoine de La Garanderie voudrait aussi écarter. Et c'est bien cette tentative, construire une praxis sans theoria, qu'il entreprend en s'inscrivant dans l'ontologie de Heidegger.
Antoine de La Garanderie, La motivation, op. cit., p. 18.
Ibid., p. 19.
« Je n'ignore pas que l'objectivité du sujet fait frémir d'horreur nombre de philosophes. Mais ce n'est pas parce qu'on traite objectivement le sujet qu'on le transforme lui-même en objet. Je dirais : au contraire, c'est parce qu'on entend respecter sa subjectivité qu'on décide de l'étudier objectivement. Tout dépend, évidemment, de l'idée qu'on se fait du traitement objectif de la subjectivité. Si toute objectivité avait pour modèle celle des sciences physico-mathématiques, la cause en serait perdue. On part d'une méthode de traitement de l'objet qui l'asservit à sa structure : on ne trouverait pour finir dans l'objet que la manière dont la méthode l'a traité. Puisqu'il n'y a qu'une intention méthodologique matérielle, quantitativement statistique, il n'y aura plus dans l'objet que ces qualitatifs. L'originalité du sujet dont l'essentiel est dans les qualités grâce auxquelles il sent, il pense, il imagine, il se souvient, serait complètement ignorée. Mais il faut protester : l'objectivité ne consiste pas à réduire l'objet aux exigences d'une méthode, elle a pour premier devoir de se donner les moyens justement méthodologiques de faire apparaître l'objet dans toute son originalité « . Antoine de la Garanderie, Gestion mentale n°3, op. cit., p. 20.