La praxis pédagogique vise la formation de l'homme comme être de sens dans sa condition fondamentale d'être au monde. Elle est compréhension et acceptation de sa situation, possibilité de donner sens en intégrant les choses, les autres dans ses projets d'existence. Exister, c'est se réaliser comme être au monde, auprès des choses et avec les autres, en s'interrogeant et s'efforçant de comprendre sa présence, celle des choses et des autres sans se laisser imposer la manière commune de voir et penser.
L'homme ‘«’ ‘ est fait pour comprendre, pour vivre le sens du monde et de la réalisation par ce sens de ses potentialités ’ ‘«’ 252 . Il n'y a pas de différence entre exister et comprendre. Exister, c'est donner sens par soi-même aux choses, aux autres en les intégrant dans son projet d'être. Il n'y a d'acte authentique, humain, que si le sujet s'y comprend, s'engage dans la relation, s'engage dans l'acte de sens. Etre au monde est auto-création, possibilité d'exister concrètement dans ce monde de choses et d'autres personnes, et non essence préalable déterminée à réaliser.
Si exister est l'essence de l'homme, et si exister c'est comprendre grâce au projet qui met en perspective le monde et les choses, tout homme a le droit au sens et le devoir de l'exercer. Le droit au sens est un droit fondamental qui permet à chacun d'être ; il appartient à tous et ne peut en aucun cas être réservé à une élite qui utilise son pouvoir de sens, non pour être, mais pour exercer son pouvoir sur autrui. ‘«’ ‘ Libérer le pouvoir de donner sens... pour empêcher les minorités d'abuser de leur pouvoir de sens pour imposer à la masse des hommes leurs préjugés, leurs privilèges et donner à croire aux majorités que les avantages qu'ils s'octroient sont légitimes ’ ‘«’ ‘’ 253 . En proclamant le droit au sens et la recherche des moyens de l'exercer, Antoine de La Garanderie en appelle à une pédagogie ‘«’ ‘ révolutionnaire ’ ‘«’ au service de plus de justice. ‘«’ ‘ Aujourd'hui nous sommes à un tournant pédagogique : le chemin qui est à prendre passe par une nouvelle nuit du 4 août : l'abolition du privilège, réservé à une minorité d'être intelligent, c'est à dire d'avoir droit au sens. Cela n'est pas sans conséquences matérielles et donc économiques ’ ‘«’ ‘’ 254 .
Le rôle de la pédagogie est de libérer le pouvoir de donner sens 255 . C'est par soi-même que l'on accède au sens et non par imposition extérieure. Connaître, c'est produire un acte de sens vis à vis du monde dont on ne peut s'abstraire.‘’ ‘«’ ‘ L'homme n'est pas une conscience qui a à connaître le monde et qui utiliserait pour y parvenir le pouvoir ’ ‘«’ ‘ intentionnel ’ ‘«’ ‘ de la conscience. Il n'y a pas, pour Heidegger, l'être naturel des choses et des êtres, et l'être intentionnel... des esprits ’ ‘«’ ‘’ ‘ 256 ’ ‘.’ Heidegger ‘«’ ‘ affirme que l'acte de connaissance implique toujours la présence du soi de l'être homme ’ ‘«’ ‘’ ‘ 257 ’ ‘.’ Si donc, dans tout acte de connaissance, l'homme se comprend, l'élève ne peut accéder à la connaissance que s'il peut s'y comprendre. Or se comprendre, c'est se comprendre comme être au monde, comme Dasein. La pédagogie se doit donc de reconnaître l'élève en sa qualité d'être au monde et procurer les moyens de donner sens, en permettant à chacun, à chaque instant, dans chaque acte, de se comprendre. Toute pédagogie impositive est à rejeter car, excluant l'élève, elle exclut tout accès à la connaissance, au pouvoir être.
Exercer son droit au sens suppose d'en connaître les moyens, la façon dont il faut s'y prendre pour être attentif, pour mémoriser, pour comprendre, réfléchir et imaginer. Il ne suffit pas d'en proposer les définitions à l'élève, il faut encore que dans tous ces actes il puisse se comprendre, d'où la nécessité de se centrer sur le projet de chaque élève. La pédagogie des actes de connaissances est pédagogie du projet. Comprendre, c'est toujours se comprendre comme être au monde, comme projet de pouvoir être soi-même, comme possibilité de projet dans ce monde concret. Permettre au pouvoir être de se mettre en projet suppose de créer un climat de confiance dans lequel l'élève peut s'associer à son but. Une telle association est impossible quand l'élève est paralysé par la peur, peur de l'échec, peur de l'école, la dissociation entre soi-même et la perspective conduisant à l'échec.
Chaque acte de sens, chaque geste mental est une forme concrète d'être au monde, auprès des choses (appliquant, expliquant, acte d'attention, de mémorisation, d'imagination, de compréhension... ) et auprès d'autrui (opposant et composant). Il n'a de sens pour le sujet, et n'est donc efficace, que si le sujet s'y comprend. Aider l'élève à être attentif..., c'est lui permettre d'exister concrètement, de se construire comme être au monde. Encore faut-il tenir compte de son angoisse d'être qui ne doit pas dégénérer en peur paralysante. L'échec scolaire a des racines ontologiques que l'acte pédagogique doit prendre en compte. Il faut permettre à chacun de convertir son angoisse en liberté, en projet de pouvoir être, en lui apportant l'appui dont il a besoin : la possibilité de rejoindre autrui pour le composant qui vit son angoisse d'être dans la solitude, ou de s'en séparer pour l'opposant qui vit son angoisse d'être dans la relation. La pédagogie ne peut être imposition, qui conduit à la soumission, au non-être soi, mais seulement accompagnement du projet de pouvoir être, pouvoir être soi et pouvoir être au monde. Le Dasein est en échec quand pouvoir être soi et pouvoir être au monde sont dissociés, ce qui est souvent le cas. L'élève, soumis à ce qu'on lui prescrit ne peut être soi, ne peut être au-monde. Paralysé par la peur, il échoue. Aussi tout doit-il être mis en oeuvre pour créer un climat serein où ‘«’ ‘ chacun sera positivement à la disposition de l'idéal commun : l'avenir du jeune ’ ‘«’ ‘’ ‘ 258 ’ ‘. ’
L'élève étant être au monde rencontre toujours une certaine compréhension du monde. Ne pouvant s'extraire du monde, il lui faut toujours partir de ce qui lui est donné, mais il a le pouvoir et le devoir de vivre son rapport au monde et à lui-même de façon autonome, en s'assumant comme projet. La mise en projet suppose de donner forme à son pouvoir être en prenant appui, soit sur l'auprès des choses, soit sur l'avec les autres. Le rôle du pédagogue est de discerner cette situation ontologique fondamentale et de créer les conditions adaptées et différenciées qui permettront au pouvoir être de chacun de se mettre en projet. Si la forme de base du projet de sens des uns prend appui sur l'auprès des choses, des autres sur l'avec les autres, aucun ne peut se limiter à être auprès des choses ou avec les autres. La mise en projet suppose, ensuite, une ouverture vers l'autre forme.
La pédagogie se doit de respecter, promouvoir et accompagner le projet de pouvoir être en prenant appui sur ce que chaque enfant est, sur la façon dont il comprend le monde pour pouvoir la dépasser. La raison pédagogique imposant de ne pas nuire, elle s'appuiera sur les projets de sens habituels afin d'éviter toute déstructuration et développer la confiance. Quel que soit la difficulté ou le handicap, chaque enfant possède des ressources et des potentialités sur lesquelles il faut porter un regard plus positif.
Antoine de La Garanderie, Critique de la raison pédagogique, op. cit., p. 20.
Ibid., p. 66-67.
Ibid., p. 332-333.
Ibid., p. 66.
Antoine de La Garanderie, Critique de la raison pédagogique, op. cit., p. 112.
Ibid., p. 99.
Antoine de La Garanderie, Critique de la raison pédagogique, op. cit., p. 44.