LA THEORIA COMME SOUCI

L'action pédagogique est praxis, oeuvre d'humanisation devant permettre à chaque enfant de se libérer de ses structures et de s'ouvrir à d'autres possibilités. La praxis appelle une poièsis, une intervention fondée sur un savoir, la connaissance des lois générales du fonctionnement mental, et le repérage des particularités de chaque enfant afin de proposer à chacun les moyens qui lui permettront d'atteindre avec succès les buts fixés.

Les premières propositions d'Antoine de La Garanderie font une place essentielle à la poièsis pédagogique, comme capacité à déterminer la règle exacte à appliquer à chaque cas particulier pour son adaptation scolaire. Sans contradiction, praxis et poièsis s'appellent mutuellement. Procurer à l'élève les moyens de s'adapter scolairement, c'est aussi lui procurer les moyens de se construire, de se libérer du déterminisme de ses structures. Les moyens de la poièsis sont aussi les moyens de la praxis.

Pour Aristote, les moyens de la poièsis ne sont pas automatiquement des moyens au service de la praxis. Ethiquement neutre, ils ne peuvent servir des fins humaines que soumis à la praxis qui en oriente l'usage, ce qui suppose de poser la supériorité de la praxis sur toute poièsis. Le souci d'éviter les risques de dérive conduit, effectivement, Antoine de La Garanderie à rappeler le primat de la praxis. L'action pédagogique cohérente est celle qui n'ignore ni la poièsis ni la praxis, ni les moyens de réussir scolairement ni la finalité absolue, l'homme être de sens, être de liberté. Le mieux placé pour éduquer est celui qui a la connaissance générale de la réalité mentale, des conditions qui permettent le passage du déterminisme à la liberté, connaissance qui lui permet de choisir la règle de conduite la plus adaptée à chaque cas particulier. Or, selon Aristote, la règle de conduite, droite règle de la praxis, ne peut être déterminée que par la prudence, fondée sur la theoria. Cette règle ne se confond pas avec la règle de la poièsis qui, elle, se désintéresse totalement de ce qui est humainement préférable ou non. Pour Antoine de La Garanderie, la règle de conduite à respecter, règle de la praxis, consiste à permettre à chacun de se construire comme être de sens, mais il refuse de se perdre dans des Idées, dans une contemplation stérile sans souci de moyens. C'est sur les possibilités à hauteur d'homme qu'il porte son attention. Pourtant, comme chez Aristote, qui lui aussi s'est essentiellement soucié du bien humainement réalisable, la praxis pédagogique qu'il propose ne peut se comprendre qu'à partir d'une theoria, d'une Idéede l'Homme, de la Conscience, du Monde et du Sens qui permettent de poser les exigences humaines de vrai, de bien, de beau. Si cette theoria n'est qu'implicite, et que nous avons pu nous tromper, il n'en demeure pas moins que l'Idée de Dieu est, quant à elle, explicitement exprimée et qu'elle nous a semblé venir former la clé de voûte d'un système, meilleur guide de la praxis. Réalité sans matière, Principe premier, Forme absolue, source du Sens, c'est bien elle qui permet de comprendre ce que c'est que d'être Homme : un être tendu vers le Sens, vers Dieu sans jamais pouvoir l'atteindre. L'inscription dans la phénoménologie et la volonté de lier poièsis et praxis aboutissent ainsi à poser la nécessité de quitter le monde sensible des phénomènes pour poser une theoria, ne portant plus sur les moyens pédagogiques, mais uniquement Idée. Seule, effectivement, soulignait Aristote, la theoria peut fonder la praxis. C'est elle qui permet de fixer les fins humaines et de rechercher les moyens humainement les meilleurs auxquels soumettre la poièsis. C'est bien l'Idée de Dieu, source du sens, qui permet de poser les fins humaines, le bien humain à rechercher, la conquête du sens avec ses exigences, et interdit de faire de l'action pédagogique une simple poièsis, une action d'adaptation à un sens imposé qui viendrait contrarier toute action éducative. Cette deuxième partie du cheminement d'Antoine de La Garanderie vient confirmer la nécessité, pour une action pédagogique qui ne se veut pas simple poièsis, de se fonder sur une theoria qui lui sert de guide. Pourtant, il ne s'agit là que d'un court interlude. Soucieux de ne pas se perdre dans des Idées, Antoine de La Garanderie revient à la réalité concrète, la seule réalité.

La réalité, la seule réalité qui importe, est la réalité sensible, celle de l'être-là. La pratique pédagogique n'a pas à rechercher en dehors d'elle-même, en dehors de l'élève concret présent, des raisons d'agir. Son rôle est de permettre à chacun d'exister concrètement, d'accepter sa situation d'être-au-monde qui l'ouvrira à ses possibilités. L'élève concret n'est pas un Sujet, mais un être fini qui n'accède au sens de son existence que dans l'expérience concrète à autrui, aux choses, au monde. Sa seule réalité, que la pédagogie doit prendre en compte, est son angoisse et son pouvoir être dans ce monde. Personne ne peut lui donner les raisons de son être-là, ni l'aider à le trouver, car il est sans raison, contingent ; chercher des raisons, un sens de construction, c'est conforter son existence inauthentique, celle qui s'en remet à d'autres, celle qui cherche en dehors d'elle-même des principes d'action ; c'est développer la soumission à autre chose qu'à soi-même. L'action pédagogique, si elle peut encore être appelée praxis, parce qu’œuvre d'humanisation et que le Dasein est sa propre fin, ne peut plus l'être au sens d'Aristote, puisqu'elle se doit de renoncer à toute theoria. Et cette praxis pédagogique, qui renonce à toute theoria, devient aussi poièsis, adaptation aux choses scolaires et réussite. C'est ce qui permet à Antoine de La Garanderie de rappeler qu'un acte n'est pédagogique que s'il est efficace, autrement dit que l'action pédagogique n'est praxis que si elle est aussi poièsis. Ainsi se trouve résolu le problème des moyens pédagogiques et des fins éducatives, de l'articulation entre poièsis et praxis, puisqu'elles ne sont qu'une seule et même chose.

Sans theoria, soulignait Aristote, la praxis se confond avec la poièsis. L'inscription d'Antoine de La Garanderie dans l'ontologie de Heidegger vient le confirmer. Sans theoria, l'action se réduit à une seule dimension. Mais, sans theoria, soulignait aussi Aristote, l'action perd son guide, sa valeur morale et ne peut plus prétendre qu'à être simple poièsis. Antoine de La Garanderie semble prétendre, au contraire, que sans theoria l'action pédagogique reste action morale et éducative, que la non-theoria en est même la condition. Il nous interpelle sur un autre chemin que celui d'Aristote. Si nous devons renoncer à toute theoria que nous restera-t-il pour infléchir la technique ? Nous n'ignorerons pas cette question et la retrouverons avec une nouvelle conception de la technique développée par Heidegger. Cependant, d'ores et déjà, il nous faut souligner la mise en cause par Heidegger, lui-même, de sa conception du Dasein, de l'existence authentique comme capacité à intégrer, dans ses projets, les choses sur le mode de l'ustensilité. Ce mode d'être, dira Heidegger, est, en fait, celui de l'existence inauthentique, celui de notre époque technique moderne qui conçoit tout étant comme instrument dont l'homme dispose, comme moyen à son service. Grand danger, elle conduit aussi à faire de l'étant-homme un simple moyen. Et si Heidegger ne revient pas sur sa conception de l'action sensée qui impose de renoncer à toute theoria, il développera aussi l'hypothèse d'une autonomie de la technique que rien ne peut contraindre, qu'aucune volonté humaine ne peut orienter. Technique et humanisation demeurent donc aussi, chez Heidegger, antinomiques.

‘«’ ‘ Le pouvoir être de l'homme vise l'augmentation de son pouvoir aux dépens soit des choses, soit des êtres qui sont ses semblables, soit des deux. Si l'homme comprenait qu'il doit faire de son pouvoir raison, il se soucierait de respecter la loi que lui dicte son être : d'être toujours avec les autres et auprès des choses, jamais contre eux, ni elles ’ ‘«’ ‘’ ‘ 265 ’ ‘.’ Comment entendre cette loi quand le pouvoir être dicte le contraire ? Comment laisser être l'enfant quand le pouvoir être du pédagogue le pousse aussi à augmenter son pouvoir sur lui ? Comment rendre raisonnable l'action pédagogique si, en perdant la theoria, elle perd sa visée morale ? Le mieux placé pour entendre raison, n'est-il pas celui qui s'interroge sur l'Etre, sur ce que doit être l'être de l'homme, non pas pouvoir sur les choses et sur autrui, mais vivre avec, Horizon sur lequel se profile chaque existence particulière ? Mais, ce serait revenir aux Idées...

Notes
265.

Antoine de La Garanderie, Critique de la raison pédagogique, op. cit., p. 348.