NECESSAIRE THEORIA
NECESSAIRE... MAIS IMPOSSIBLE ?

L'action pédagogique est tension entre des exigences contradictoires, celles de la poèsis et celles de la praxis. Elle ne peut établir une cohérence d'ensemble qu'à condition de poser la supériorité de la praxis sur toute poièsis afin de ne pas perdre de vue la fin absolue, l'humanisation, et ne pas confondre cette fin avec les fins relatives de la poièsis. Mais la praxis ne se construit pas de son seul mouvement ; elle se fonde sur la theoria, troisième dimension de l'action qui, sans souci pour l'action concrète, lui sert pourtant de guide. Sans elle, la praxis perd sa valeur morale et l'action pédagogique se réduit à sa plus basse dimension, la poièsis sans autre souci que sa propre efficacité. Daniel Hameline, Louis Legrand et Antoine de La Garanderie se sont attachés à faire de l'action pédagogique une poièsis soumise à la praxis. Si dans chaque démarche la poièsis trouve facilement son lieu, plus problématique est celui de la praxis.

L'action pédagogique ne peut se perdre dans des rêves creux, des utopies, des Idées détachées de toute réalité. La pédagogie non-directive en est l'illustration. Sans souci de la réalité, l'action pédagogique fonctionne d'abstraction en abstraction et devient immorale. La praxis impose en effet de tenir compte de la réalité. Mais elle ne peut non plus s'y perdre, auquel cas elle devient aussi immorale. Faire entrer les objectifs en pédagogie, c'est se soucier de la réalité et des résultats probants de son action. C'est alors faire preuve de poièsis et non plus de praxis. Or, l'action pédagogique est avant tout praxis, prudence et médiété, Daniel Hameline nous le rappelle sans cesse. Pourtant, il ne résout pas la contradiction et choisit de quitter la scène. Aucune méthode pédagogique ne peut prétendre à la perfection, ne peut définitivement résoudre la contradiction. Mais elle ne peut pour autant être simple improvisation. Elle se doit de respecter certaines conditions, les moyens retenus ne pouvant être corrects que s'ils obéissent à la droite règle de la praxis, imposant de rester fidèle à ses principes, quelles que soient les circonstances. Or, la recherche d'une pédagogie du possible, en réaction contre l'utopie de la non-directivité, conduit Daniel Hameline à rendre ses principes de plus en plus raisonnables jusqu'à s'interdire de rêver et choisir d'aligner sa théorie sur sa pratique. Si la prudence demande en effet de rendre les principes raisonnables, elle impose aussi de ne jamais les céder. La theoria, les Idées de Personne, Liberté et Démocratie n'ont pas à se soumettre à la réalité ; c'est l'inverse qui doit demeurer la règle. Sans la droite règle, fondée sur les Idées, la praxis ne saurait être. Bien qu'idéal hors de portée, la Pédagogie non-directive demeure valable. Elle est la troisième dimension de l'action, la plus haute, la theoria qui seule peut servir de guide à l'entrée dans la pédagogie par les objectifs, permettant de fonder la praxis afin qu'elle ne cède pas devant les objectifs.

Les désillusions, concernant les réformes de structures, conduisent aussi Louis Legrand à proposer une pédagogie du possible qui, sans céder sur les Idées, Dignité, Justice, Démocratie, tient aussi compte de la réalité. La pédagogie différenciée est bien praxis, action morale et politique, prudence et médiété. Cependant, l'essai de concrétisation à grande échelle s'accompagne d'une valorisation de la poièsis qui tend à prendre la place de la praxis. La theoria, affirmée en début de démarche, semble face aux difficultés perdre de sa force de conviction ; fragilisant la praxis, elle vient en différenciation pédagogique laisser libre champ à la poièsis. LesIdées sont effectivement irréalisables, l'homme devant se contenter du meilleur des biens réalisables, mais ce n'est pas une raison pour céder devant la réalité des choses. En se contentant de porter son regard sur la réalité sensible, l'homme s'empêtre dans des simulacres, prend la réalité sensible pour la seule réalité possible et s'en contente. Sans theoria, l'action pédagogique devient simple intervention sur la nature sensible de l'enfant, simple processus de transformation, sans souci pour ce qu'il y a en lui de plus haut, d'humain. Vouloir faire de la pédagogie un acte essentiellement technologique, c'est la réduire à un acte éthiquement neutre qui ne peut se soumettre de lui-même à des fins humaines. La pédagogie ne peut s'y réduire. La poièsis renvoie à la praxis sans laquelle l'action pédagogique perdrait sa visée éducative. Mais la praxis ne peut se comprendre qu'à partir de la theoria qui lui sert de guide. Et c'est bien ce que, finalement, Louis Legrand vient nous rappeler.

Sans theoria, l'action pédagogique se réduit à une seule dimension. La démarche d'Antoine de La Garanderie le confirme. Mais, pour autant, il refuse d'en faire une simple poièsis. Il la veut aussi praxis. Cependant, poser la supériorité de la praxis sur la poièsis, c'est aussi faire appel à la theoria. Antoine de La Garanderie n'y déroge pas faisant même intervenir l'Idée suprême, Dieu, ce qui vient poser problème dans une démarche qui se veut détachée de toute Idée. Avec l'inscription dans l'ontologie de Heidegger le problème semble se résoudre. Renonçant à la theoria, l'action pédagogique se réduit à une seule dimension, une praxis-poièsis, une action soucieuse d'humanisation et, parce que telle, aussi efficace, une praxis qui est aussi poièsis, une poièsis qui ne peut être que parce qu'elle est praxis. Ainsi se résout la contradiction. Effectivement, soulignait Aristote, sans theoria, la praxis se confond avec la poièsis. Mais sans theoria, elle ne peut plus prétendre à la moralité, à la praxis. La pédagogie, proposée par Antoine de La Garanderie, même s'il le refuse et s'emploie à montrer le contraire, ne peut donc y prétendre, se réduisant dès lors à une simple poièsis. Pouvons-nous nous permettre d'affirmer qu'elle n'a d'autre souci que sa propre efficacité et qu'elle est sans souci pour l'humain ? Au regard de la conception aristotélicienne, oui ; mais, nous ne pourrons ignorer sa remise en cause. Il n'en demeure pas moins que la theoria est, pour Antoine de La Garanderie, un souci. Refusée, sous-entendue, affirmée puis à nouveau rejetée, sa démarche vient confirmer que l'action pédagogique ne peut l'ignorer.

L'action pédagogique est avant tout praxis, oeuvre d'éducation par laquelle chaque enfant progresse en humanité. Mais elle est aussi poièsis, intervention sur la nature de l'enfant, sans laquelle elle abandonnerait l'enfant à ses déterminismes sans espoir de progrès possible. Elle est action sensée quand elle fait de sa poièsis un moyen au service de la praxis, quand tout apprentissage, au-delà de son résultat observable, reste un acte d'humanisation. Se soucier d'instrumentation, de poièsis, c'est s'engager dans une forme d'action qui n'a que faire de l'humain. Les bonnes intentions ne peuvent suffire à la soumettre si elles ne se ressourcent pas dans les Idées qui leur servent de guide. Or, on ne peut faire l'un et l'autre à la fois ; se soucier d'efficacité, c'est porter son regard sur la réalité, l'observer, la connaître et rechercher les meilleurs moyens de la modeler pour qu'elle prenne la forme souhaitée. Se soucier d'Idées, c'est détourner son regard de la réalité et ne plus se soucier d'applications pratiques. L'action pédagogique ne peut ni ignorer l'une, ni ignorer l'autre, ni se réduire à l'une ou l'autre. Avant tout praxis, elle est relation aux deux, recherche des moyens efficaces d'action, qui fait qu'elle n'est pas simple contemplation, mais aussi recherche des moyens humainement les meilleurs, qui fait qu'elle n'est pas simple poièsis. On aimerait tant trouver la bonne solution, la bonne praxis mais, nous dit Aristote, c'est impossible. La praxis n'est pas un absolu ; il ne peut exister de règle générale de conduite valable pour tous les cas. Elle est effort permanent pour tenir l'équilibre sans céder sur ses principes, mais sans s'y perdre non plus. Cet équilibre instable est le lieu de la praxis pédagogique, toujours menacée par ses extrêmes. Si l'action pédagogique ne peut se perdre dans des Idées, c'est pourtant elles, et elles seules, qui permettent d'instituer la droite règle, principe de la praxis. Sans theoria, sans Idée de l'Homme à construire, la praxis pédagogique devient simple poièsis, action insensée, oublieuse de l'humain qui est le centre de son action. Elle seule permet de ne pas se contenter de la réalité sensible, de ses simulacres de liberté, de justice, de démocratie, et nous impose de rechercher, et rechercher encore, les moyens d'améliorer la réalité présente sans pouvoir réduire notre action à une simple intervention sur cette réalité-ci, à une simple poièsis.

L'action pédagogique étant avant tout praxis se règle sur la theoria ; la theoria permet de fixer la fin, la praxis les moyens. Tout le problème se concentre donc sur la capacité à déterminer la fin absolue afin de pouvoir lui ajuster les moyens. La fin absolue est une fin morale, bonne et juste. Elle est bonne et juste si elle correspond au Bien, au Juste, aux Principes premiers qu'il nous faut donc préciser. Qu'est-ce que Dieu, que le Monde, que l'Homme, que la Justice, que la Liberté, que la Démocratie ?

Mais ces questions sont sans réponse. Des Idées, il n'y a aucune certitude logique ; il est impossible de leur donner une évidence irrécusable. Si nous cherchons à connaître l'Etre en soi, à donner aux Idées une portée ontologique, un contenu, surgissent d'insurmontables contradictions. Nous pouvons, avec Aristote, affirmer l'intelligibilité du Cosmos d'où découle celle de l'Homme, poser une limite à l'espace, un commencement au temps, un premier moment au mouvement. Mais nous pouvons aussi, avec la même logique, défendre l'antithèse et affirmer que le Monde est infini, qu'il n'y a ni Cause première, ni Etre absolu. Incapable de trancher entre des thèses qui s'excluent, la métaphysique est le lieu d'affrontements sans issue, d'un savoir qui ne peut s'assurer de telle sorte que ses prescriptions ne peuvent être que superficielles.

Pour connaître une Idée, nous dit Kant, il nous faudrait la considérer comme un phénomène. Or, une Idée n'est justement pas un phénomène. Personne ne peut la démontrer ni lui donner un contenu concret. Nous ne pouvons donc dire ce qu'est ce Bien qu'il nous faut accomplir ni énoncer les règles pour l'atteindre. Si personne ne peut dire au juste ce qu'est la fin de l'action morale, l'humanisation, comment il la conçoit et, par conséquent, quels en sont les moyens appropriés, la droite règle n'est plus qu'une formule creuse. En condamnant la theoria, Kant condamne aussi la praxis, la possibilité de discerner la règle de la prudence et le contenu de la moralité. Pouvons-nous encore, sans tomber dans l'absurdité, continuer à en appeler aux Idées pour soumettre la poièsis ?