Quand la théorie peut ne pas valoir pour la pratique

L'action pédagogique qui utilise des connaissances pour atteindre un but fixé d'avance est action technique. De l'ordre du faire, de la production d'effets, ses règles sont des impératifs hypothétiques indiquant les moyens d'atteindre le but visé : ‘«’ ‘Pour réussir scolairement, il faut... ’ ‘«’ . Une fois décidée la fin, il nous faut en rechercher les moyens.

Si on connaît la règle, on peut l'appliquer au cas présent. Le jugement est alors déterminant. C'est cette faculté qui fait la différence entre le théoricien et le technicien, lorsque le premier sait expliquer ce qu'il faut faire pour obtenir le résultat sans être capable de le réaliser lui-même, car il lui manque l'habileté et la faculté de juger qui se développent avec l'expérience. De même le technicien, s'il ne veut pas se perdre en tâtonnements, a besoin de la théorie pour procéder méthodiquement. Encore faut-il que la théorie soit complète. Si tel n'est pas le cas, la théorie devra se compléter par l'expérience. Si la théorie ne vaut rien pour la pratique lorsque son application donne des résultats différents de ceux attendus, ce n'est pas la théorie qui est à remettre en cause mais son imperfection, et elle devra incorporer le savoir provenant de l'expérience. En science, théorie et pratique sont interdépendantes, l'une et l'autre s'enrichissant mutuellement.

Si la théorie est incomplète, il faudra la parfaire par la construction de nouvelles connaissances. Ici intervient la faculté de juger réfléchissante, intermédiaire entre le phénomène, objet de l'intuition sensible, et le concept, objet de l'entendement. C'est elle qui nous permet de comparer ce cas avec la règle générale, de voir en quoi il y fait exception et de rechercher une nouvelle possibilité de liaison plus conforme qui sera réalisée par l'entendement. Quand nous cherchons à connaître, nous réfléchissons, c'est-à-dire utilisons cette possibilité de liaison consistant à réunir différents phénomènes sous une généralité. Pour acquérir une connaissance, un concept, une représentation commune à plusieurs objets, il nous faut bien supposer que le donné a une unité et que nous pouvons la saisir. Cette unité n'a aucune réalité puisque la réalité est, au contraire, diversité. Elle est une Idée qui nous sert de méthode de pensée, nous permettant de raisonner sur la nature comme si elle avait une unité, comme si le Monde était un ensemble de phénomènes que l'Ame, Sujet connaissant pouvait saisir, comme si il y avait une causalité première, une Liberté, comme si il y avait Dieu, une Unité absolue, une cause de l'existence de tous les phénomènes. Les Idées, les comme si, ne sont pas des réalités que nous pourrions connaître, mais la réflexion qui recherche la connaissance inévitablement y conduit.

La réflexion compare et met de l'ordre, en se donnant elle-même sa propre loi pour réfléchir sur les objets de la nature, le principe de finalité interne de la nature, comme si la nature avait une harmonie que nous puissions saisir, comme si les différents phénomènes constituaient un Tout, un Système au sein duquel nous nous situons, tout en étant différents des autres choses de la nature, dernier maillon des espèces, seuls êtres capables de connaissance. La réflexion nous conduits donc à une Idée de Nature comme Système cohérent, à une Idée de l'Homme, fin dernière de la nature, Sujet connaissant capable d'être, non pas seulement objet de la loi de la causalité mais cause première de cette loi, et donc Liberté. Le guide de la réflexion dans son usage théorique est donc le comme si. Il n'y a là nulle contradiction entre nature et Liberté. Du point de vue de la nature, tout est phénomène régi par la loi de la causalité, mais, pour connaître, notre raison a aussi besoin de recourir aux Idées. Les Idées sont des concepts rationnels ; elles appartiennent à la nature même de la raison, indiquant la direction à prendre pour développer la connaissance, sans être elles-mêmes des connaissances.

Les Idées régulent la réflexion, la guidant quand la connaissance fait défaut. Elles interviennent quand la règle est prise en défaut, quand elle s'applique mal, quand ce cas-ci concret y fait exception. La réflexion s'élabore à partir de la sensibilité, de ce cas-ci qui ne se présente pas comme il devrait être ; elle permet de le juger, c'est-à-dire d'examiner en quoi il contredit l'unité du concept pour en construire un nouveau qui l'intègre en guidant son raisonnement par l'Idée d'Unité. La réflexion nous conduit du phénomène au concept et du concept aux Idées, à l'Idée d'Homme, Sujet connaissant, Liberté.

Réfléchir, ce n'est pas se centrer sur les phénomènes observables, mais les rassembler sous des lois, s'en dégager pour ne retenir de leur nature que leur forme, c'est-à-dire leur conformité à des lois, ce qui est aussi le cas de la légalité comme conformité de sa conduite à des lois imposées et de la moralité comme conformité de sa conduite aux lois qu'on s'est soi-même fixées.