Quand la théorie vaut toujours pour la pratique

La théorie dans le domaine moral commande notre conduite et ne dépend, en aucun cas, des conditions empiriques ni ne peut se laisser modifier par elles. Son impératif est catégorique.‘»’ ‘ En moralité, tout ce qui est juste en théorie, doit également valoir en pratique ’ ‘«’ ‘’ ‘ 270. ‘«’ ‘ La valeur de la pratique repose entièrement sur sa conformité avec la loi qui la sous-tend ’ ‘«’ ‘’ ‘ 271 ’ ‘.’ Nous sommes soumis à certains devoirs et ne pouvons rejeter la loi morale au nom de l'expérience. L'expérience ne peut développer que la connaissance et l'habileté technique.

Comme pour l'action technique, le passage entre théorie, ou devoir, et pratique, ou action de liberté, nécessite l'intervention de la faculté de juger. Un jugement pratique est nécessairement réfléchissant, car la connaissance fait défaut. Nous ne pouvons en effet connaître les Idées et en déduire les règles de notre conduite. Juger, ce n'est donc pas appliquer une règle à un cas concret donné, mais remonter du cas, seul donné, à l'universel. Dans le domaine moral, la pratique n'est pas mise en oeuvre d'une théorie préalable. Elle est découverte dans chaque situation du principe qui la règle et qui ne vaut que par son universalité. L'impératif catégorique ne nous donne que la règle générale de la conduite ; il ne concerne que la forme de l'action, son rapport à l'exigence d'universalisation. Il ne nous dit pas ce que nous devons faire ici et maintenant. Ici et maintenant relève du jugement. Juger c'est considérer, dans ce cas-ci, dans cette situation présente, ce qui fait exception au principe d'universalité et rechercher une nouvelle maxime d'action qui lui soit plus conforme. Juger c'est chercher, inventer, produire par soi-même un principe d'action, une nouvelle pensée qui déterminera sa conduite, conduira à un nouvel agir. Cet effort repose sur le pouvoir que nous nous donnons d'être auteur de la loi morale et capables d'initier de nouvelles actions. Le jugement pratique, comme le jugement théorique, s'appuie sur le principe qui lui est propre, la finalité de la nature. Comme le fait la réflexion théorique qui a besoin de supposer que, malgré la diversité des phénomènes observables, ils participent d'une unité et peuvent être connus, la réflexion pratique a besoin de supposer que, malgré toute l'incohérence des actions humaines observables, elles sont signes d'une Liberté.

La réflexion sur l'histoire peut nous conduire à ce principe. Le même événement peut être expliqué comme soumis au déterminisme, mais aussi être jugé par référence à une Idée de progrès légal postulant, qu'au fil de l'histoire, le droit progresse et qu'il y a de plus en plus d'actions légales conformes au devoir. Dans cette Idée se lient, sans contradiction, nature humaine et Liberté. Par sa nature l'homme tend à déployer son égoïsme mais, sans limitation, cet égoïsme vient présenter plus d'inconvénients que d'avantages. Par intérêt les hommes sont donc conduits à réaliser le droit et à s'y soumettre et, par cette réalisation et cette soumission, à dépasser leur propre nature. L'acceptation du droit suppose l'intelligence de l'intérêt. La Nature peut donc être pensée comme si elle avait pour fin le développement de nos facultés, de notre intelligence, comme si elle privilégiait le développement d'une de ses espèces, l'espèce humaine, et dont la trace peut être retrouvée dans la réalisation du droit et le progrès de la légalité. On retrouve la conception d'une finalité interne de la nature qui fait de l'Homme la fin dernière de la nature, maillon suprême des espèces, maître de la nature. Mais cela ne suffit pas, car le droit n'exige qu'une soumission extérieure à la loi. La moralité exige plus, la soumission à la loi morale par pur respect pour elle.

Il nous faut alors considérer, non pas essentiellement l'être sensible dont les fins sont le bonheur et le développement de ses facultés, mais l'être raisonnable, non plus considérer l'Homme comme fin dernière de la nature mais comme fin ultime, non seulement capable d'être auteur de la loi de la causalité mais aussi de la loi morale. Cette conception d'une finalité externe de la nature fait de l'Homme la fin dernière de la création. La loi morale n'aurait aucun sens si nous n'envisagions pas la possibilité pour nous de nous y conformer ; il ne rimerait à rien de vouloir nous améliorer si nous nous pensions comme entièrement déterminés. La réflexion pratique est donc conduite à postuler la Liberté, la capacité d'accomplir ce qui est requis par la loi. Le devoir prescrit une perfection, impossible à réaliser par un être sensible. Elle ‘«’ ‘ peut seulement être rencontrée dans un progrès allant à l'infini vers cette conformité ’ ‘«’ ‘’ ‘ 272 ’ ‘,’ progrès qui ne peut être envisagé que par l'Immortalité de l'Ame, pour un être persistant indéfiniment, progrès infini qui, même dans une éternité, ne sera jamais fini. Un tel projet ne peut se concevoir que dans la volonté de Dieu qui embrasse la totalité du temps, suprême Liberté dont la Nature est la création et dont l'Homme est la création supérieure à son image. Les Idées, Liberté, Immortalité et Dieu constituent les postulats nécessaires de la moralité, et c'est encore la réflexion qui nous y conduit.

Dans la réflexion, nature et Liberté, sans contradiction, se rejoignent. La Liberté, hypothèse théorique, est le guide nécessaire de notre pouvoir de connaître ; elle est aussi le postulat de base de la pratique. Inévitablement, la réflexion, qu'elle soit théorique ou pratique, fait de l'Homme une fin, donc un être différent des autres phénomènes. S'il est bien un être naturel soumis à la loi de la causalité dont les caractéristiques peuvent être connues, la réflexion en fait aussi une Liberté, capable d'être cause première d'une nouvelle connaissance ou d'une nouvelle conduite ; il ne peut plus dès lors être traité comme un simple objet de la nature, comme un simple moyen. Elevant l'Homme au-dessus des autres choses de la nature, la réflexion nous conduits à reconnaître sa dignité, celle de l'Humanité, nous imposant son respect chez tout être humain. L'Homme comme fin est une Idée, celle qui doit donner son orientation générale à l'action qui utilise des moyens. Et il faut toute la vigilance de notre raison pour ne pas céder à la tentation d'en faire une fin réalisable par un ensemble de procédures.

Notes
270.

Emmanuel Kant, Théorie et pratique, D'un prétendu droit de mentir par humanité, La fin de toutes choses, et autres textes, introduction, traduction, notes, bibliographie et chronologie par F. Proust, Paris, Editions Flammarion, 1994,p. 62.

271.

Ibid., p. 48.

272.

Emmanuel Kant, Critique de la raison pratique, traduction française de François Picavet, introduction de Ferdinand Alquier, Paris, P. U. F., troisième édition, 1960, p. 131.