Pratique pédagogique et réflexion critique

En agissant ici et maintenant, pour la réussite scolaire de ces enfants-ci, nous nous sommes fixés un but pour lequel il nous faut rechercher les moyens. Nous intervenons dans l'ordre sensible des phénomènes et notre action peut légitimement se vouloir action scientifique et technique ; l'expérience y a sa place comme moyen de développement de notre habileté et de notre connaissance. Ce mode d'action obéit aux impératifs hypothétiques et nous pourrions tout aussi bien choisir un autre but. Pourquoi, en effet, déployer tant d'efforts pour la réussite de tous ? Pourquoi ne pas se contenter de gérer ce qui est ? parce que la fin exige ce présent comme moyen. Au-dessus de l'impératif hypothétique, il y a l'impératif catégorique qui commande absolument. Chacune de nos actions doit être telle que sa maxime puisse être érigée en loi universelle, valable pour tous. Ce qui vaut pour les uns doit aussi valoir pour tous et rien ne nous autorise à faire de la réussite scolaire un privilège réservé à quelques-uns. Travailler au présent, c'est reconnaître la réalité et ses exigences, mais nous ne pouvons nous y soumettre, pas plus que nous pouvons nous contenter d'un savoir et d'un faire, car dans les deux cas nous ferions fi de la Liberté.

L'action pédagogique est action concrète qui utilise des moyens, moyens qui ne valent qu'au service d'une intention, vision synthétique de l'éducation où l'expérience n'est plus de mise. L'expérience ne remplit ici aucun rôle car ce qui se fait, ici et maintenant, ne peut servir de règle à ce qui devrait être ; en aucun cas, elle ne peut servir de règle pour notre pratique. La pratique n'a d'autre règle que celle qu'elle s'est elle-même donnée, règle d'universalité. Seule la réflexion critique, qui considère l'inadéquation entre ce qui est et ce qui devrait être, peut ici nous servir de guide. Il nous faut intervenir, nous armer de science et de technique, mais il nous faut aussi faire l'épreuve de ce que notre geste a d'excessif.

Faire l'épreuve de ce que son geste a d'excessif, c'est faire l'épreuve de l'aporie qui gît au cœur de l'impératif catégorique : ‘«’ ‘ne jamais employer le sujet simplement comme moyen mais conjointement comme fin ’ ‘«’ ‘’ ‘ 273 ’ ‘.’ Faire de la réussite scolaire le but de notre action, impose de rechercher les moyens d'agir sur chacun de ces enfants-ci pour qu'il atteigne le but visé, et donc en faire un simple moyen. Les contraintes que nous lui imposons sont des nécessités au service du progrès de l'apprentissage, mais, pour ne pas oublier la fin, il faut aussi que chaque apprentissage, ici et maintenant, reste un acte d'humanisation. Toute la difficulté se concentre donc dans cette nécessité de concilier deux ordres différents, les moyens et la fin. Nous ne pouvons connaître la fin et en déduire nos moyens, mais nous devons, sans cesse, nous demander en quoi la manière dont nous conduisons tel ou tel apprentissage est contraire à la fin que nous visons. Pour que notre intervention n'oublie pas son intention, il nous faut sans cesse revenir à la norme, à la règle d'universalité à laquelle notre intention se doit d'être ordonnée. La pratique pédagogique est réflexion critique, consistant à saisir les imperfections de notre action. L'antinomie nature - Liberté n'a aucune solution théorique. Il nous faut tenir les deux par un effort de réflexion qui considère la contradiction, et, ce faisant, entretient la critique et la dynamique de l'action.

L'action pédagogique ne peut être un art raisonné que si elle renonce à sa prétention de maîtrise, que si elle ne se limite pas à la rationalité scientifique et technique, et se ressource dans l'universalité pour ne pas oublier que ses moyens ne peuvent être violence à l'Idée d'Humanité. De cet art, aucune règle ne peut être donnée ; sa seule règle est la règle d'universalité où il nous faut sans cesse nous ressourcer. La pratique consiste à dépasser le point de vue des moyens et leur visée d'efficacité, par le développement de la vigilance de notre raison. Seule la réflexion critique permet de s'ouvrir à l'inquiétude, d'entretenir le doute sur ce qui se fait, sur ce que l'on fait, et ne pas se laisser fasciner ni par la réalité présente, ni par nos moyens. Nous conduisant à l'Idée d'Homme comme fin, elle nous impose de ne pas nous contenter de la seule réalité sensible. Mais la réflexion n'a de sens qu'en vue d'une pratique ; elle ne peut se contenter d'intention, il lui faut aussi des moyens. Mais ses moyens ne sont pas non plus le tout ; ils n'ont de sens que par l'intention qui les porte, intention se ressourçant dans les Idées.

Fruits de notre réflexion, les Idées s'imposent quand, dans la réalité, un cas nous interroge parce qu'il fait exception à notre connaissance, qu'il n'est pas comme il devrait être. Elles s'imposent aussi inévitablement en pratique car, dans la réalité, notre action n'est jamais ce qu'elle devrait être, parce que c'est impossible. Nous sommes alors conduits à la juger, à examiner en quoi elle fait exception à la loi morale, à la Liberté. Bien que vides, les Idées servent de principes régulateurs à notre pouvoir de connaissance. Forces critiques, elles posent les limites au-delà desquelles il s'égare ; quand dans ses prétentions il voudrait tout saisir, elles lui imposent l'humilité. Mais principes dynamiques, elles le poussent aussi toujours plus avant dans sa recherche de connaissance. Les Idées, tout en permettant de limiter nos prétentions scientifiques et techniques, ouvrent aussi la voie de la pratique, mais elles ne nous disent pas ce que nous devons faire. Ce que nous devons faire ne relève que de notre raison et de notre Liberté, de notre faculté de soumettre nos maximes d'action à l'exigence d'universalisation.

La Liberté n'est pas seulement ce qui est nécessairement requis par le développement de la connaissance ; elle est aussi nécessairement requise par la loi morale. Mais elle est aussi en elle-même un fait, ce dont nous faisons l'expérience quand nous agissons, quand nous sommes amenés à être cause première, à inventer une nouvelle connaissance ou une nouvelle manière d'agir et, par-là, un nouvel état des choses, en prenant tous les risques de nous tromper. La Liberté se tente et nous ne pouvons savoir ce que nous pouvons qu'en nous risquant, en nous laissant tenter par notre pouvoir. ‘«’ ‘ Faire l'expérience de la liberté, c'est l'expérimenter ’ ‘«’ ‘’ ‘ 274 ’ ‘.’ C'est agir, oser se lancer, éprouver ses capacités et ses limites, risquer, s'éprouver et, en même temps, apprendre ses limites quand la raison défaille et fait erreur. Chaque action appelle une nouvelle réflexion, une nouvelle critique et un nouvel agir. La contradiction entre ce que nous faisons et ce qui devrait être renaît sans cesse, imposant encore de réfléchir, d'inventer encore de nouvelles formules d'action, de passer du plan concret aux Idées, sans les confondre, mais en en prenant tous les risques.

Nos tentatives ne sont jamais parfaites et conduisent le plus souvent à des effets opposés à ceux attendus. ‘«’ ‘ On s'imagine ordinairement que pour ce qui regarde l'éducation des expériences ne sont pas nécessaires et que l'on peut par la raison seule juger si quelque chose sera bon ou non ’ ‘«’ ‘’ ‘ 275 ’ ‘.’ Prendre en compte le principe d'universalité, ce n'est pas se replier sur sa seule raison mais aussi s'ouvrir aux autres, à ce qu'autrui fait ou propose, et prendre appui sur les leçons que nous pouvons tirer de leur expérience.

Notes
273.

Emmanuel Kant, Critique de la raison pratique, op. cit., p. 92.

274.

Françoise Proust, Théorie et pratique, introduction, op. cit., p. 17.

275.

Emmanuel Kant, Réflexions sur l'éducation, op. cit., p. 85.