Kant refuserait que nous affirmions avec Daniel Hameline ‘«’ ‘ Nous nous sommes interdits de rêver, préférant aligner notre théorie sur notre pratique, plutôt que d'enregistrer en elles ces décalages qui rendent tant de déclarations peu crédibles ’ ‘«’ ‘’ ‘ 280 ’ ‘. ’
Dieu, créateur de la Nature a fait l'Homme à son image. La Liberté que chacun a reçue en partage est un don sacré, inviolable. La Non-Directivité est la seule Education possible. Mais elle n'est qu'une Idée non transposable dans la réalité. Sa force n'est pas celle d'un principe logique d'où se déduiraient les règles de la pratique. Sa force est une force critique permettant la mise en cause de la pédagogie traditionnelle, nous rappelant notre devoir, celui de respecter l'Humanité en chaque enfant dont la dignité impose, non de le traiter comme une simple chose de la nature à laquelle on donnerait toutes ses formes, mais comme une fin absolue, un être doué de Liberté.
‘«’ ‘ En moralité, tout ce qui est juste en théorie, doit également valoir en pratique ’ ‘«’ 281 . Et ce qui est juste en théorie, c'est la loi morale qui énonce ce qui doit être. Cette règle impose de nous interroger sur nos maximes d'action, de n'accepter comme règles de conduite que celles qui sont universalisables et qui considèrent toute personne comme fin en soi. La Non-Directivité est entièrement construite sur cette règle et ne peut, dès lors, souffrir d'aucune compromission. Elle reste toujours valable et ne peut se laisser infléchir, ni modifier par les faits ou au gré des circonstances. Et puisqu'elle vaut en théorie, elle doit aussi valoir en pratique, non par sa mise en application car la pratique ne peut, comme l'action technique, être mise en oeuvre d'une théorie préalable. ‘«’ ‘ La pratique est la théorie faite pratique, ou ce qui revient au même, elle est la pratique faite théorie ’ ‘«’ ‘’ 282 . La pratique est découverte dans chaque situation des principes qui la règlent et effort pour agir en conformité avec ces principes ; elle est, en elle-même, théorie comme ensemble de principes d'action. La Non-Directivité, même si l'Idée est peu crédible parce que non réalisable, est nécessaire à la pratique. Elle est l'horizon vers lequel il faut s'efforcer de tendre ; elle est l'espoir qui nous permet de résister, de nous opposer aux situations de non-liberté. C'est elle qui refuse une entrée étroite en pédagogie par les objectifs, qui refuse de faire de l'éducation une simple technique soucieuse de résultats, une simple gestion des réalités humaines. Elle impose que l'utilisation d'un moyen d'action ne vienne pas faire oublier le lieu de son action, autrui qui n'est pas un simple objet. Si les objectifs sont nécessaires pour clarifier les intentions, l'action pédagogique, et Daniel Hameline nous le rappelle bien, ne saurait s'y réduire. La Liberté ne peut s'écrire en objectifs, mais elle est et doit leur rester supérieure. En pratique, entre l'idéal qui sert de guide et l'action concrète, il y aura toujours un écart, mais cet écart ne doit pas nous faire douter de la théorie qui reste toujours valable.
Utiliser les objectifs, c'est se situer dans l'ordre sensible, utiliser un moyen pour atteindre un but fixé d'avance, tel ou tel comportement, telle ou telle compétence. Penser la Liberté, c'est se situer dans un ordre différent, se désintéresser du résultat, de l'efficacité de son action pour s'interroger sur la compatibilité des moyens utilisés avec l'Idée de Liberté. Il n'y a pas de contradiction à utiliser les objectifs pour programmer son action et la visée de Liberté, à condition de ne pas considérer que les premiers puissent produire la seconde et à condition malgré tout de ne pas l'exclure. Les objectifs deviennent contradictoires avec l'Idée de Liberté quand ils prétendent tout saisir, tout programmer, ou quand ils nient ce qui n'est ni observable, ni mesurable. Les objectifs sont des moyens au service de l'apprentissage comme acquisition de comportements, mais ne peuvent rien dire quant à l'autonomie. Penser par objectifs, c'est penser par calcul mais, si l'enseignant doit aussi être comptable, moralement responsable, il se doit de faire appel à une autre rationalité pour laquelle la théorie vaut toujours quelle que soit la réalité, quelle que soit la situation, celle du devoir qui impose de respecter l'enfant dans sa dignité venant ainsi limiter les prétentions de l'entendement. L'Idée de Liberté n'est qu'une hypothèse, qui ne peut expliquer le réel, mais dont l'usage régulateur est essentiel. Elle pousse notre entendement à trouver de nouvelles solutions, un nouvel agir, de nouveaux moyens, mais lui impose aussi l'humilité quand il s'égare. C'est elle qui permet de poser les limites à l'instrumentation pédagogique..
Choisir d'aligner la théorie sur la pratique, c'est se situer dans l'ordre technique, ne considérer que le monde sensible. En faisant entrer les objectifs en pédagogie, Daniel Hameline n'oublie cependant pas la Liberté ; il en appelle à la prudence et à la médiété, au discernement dans l'utilisation des objectifs nous mettant en garde contre la démesure, qui vient exclure l'ordre humain des choses, et nous appelant à réfléchir aux conséquences de nos actes. Pour Kant, la prudence ne saurait être règle de la pratique, car l'Idée de Liberté étant inconnaissable, on ne peut en déduire des règles pour la pratique.Il ne suffit pas d'agir tantôt dans un sens, tantôt dans l'autre pour éviter les extrêmes ; il faut toujours penser la supériorité de la Liberté et, par rapport à elle, juger nos moyens d'action pour toujours les améliorer. C'est autre chose de développer la prudence et la médiété pour laisser une chance à la Liberté que de développer la pratique comme attitude réfléchie par rapport à l'Idée de Liberté. Faire l'éloge de la prudence, comme équilibre entre absence et excès de rationalisation, à laquelle recourt Daniel Hameline, c'est venir poser Liberté et moyens sur le même plan. Entre le trop et le trop peu de moyens, une place doit être faite à la Liberté, mais la prudence ne peut suffire à préserver la Liberté. Il faut aussi, sans cesse, critiquer sa propre démarche à la pensée de ce qui devrait être ; le parcours de Daniel Hameline en est un bel exemple, et il nous en montre aussi la difficulté.
‘«’ ‘ Aucune solution théorique ne peut être satisfaisante, toute assertion théorique pouvant être démontrée comme vraie ou fausse. C'est l'action individuelle et collective qui peut résoudre la contradiction, à condition qu'elle soit guidée par la théorie. Souvent deux finalités contradictoires s'entremêlent ; il ne faut pas choisir l'une contre l'autre, mais les deux ’ ‘«’ 283 . Daniel Hameline rejoint donc Kant. Mais, se contraindre à considérer les deux propositions de l'antinomie est un effort continu demandant de faire, toujours et toujours, sa propre critique et d'accepter la perpétuelle désillusion. Pour agir, il faut bien espérer que c'est possible mais pour, à chaque fois, s'apercevoir que l'horizon n'est jamais atteint et que ce n'est pas possible. On aimerait tant que nos actions rejoignent nos Idées ; on ne cesse de l'espérer, mais la confrontation avec la réalité peut miner l'espoir et décourager, sauf à se découvrir des havres de paix. Si le passage de Daniel Hameline à la rhétorique en a agacé plus d'un, c'est peut être une manière de ne pas désespérer et ainsi de pouvoir continuer à agir sans sombrer dans le scepticisme. Au-delà de l'explication logique qu'elle soit théorique ou pratique, au-delà des connaissances sociologiques, psychologiques, des techniques, au-delà d'une recherche intéressée, il peut exister, nous dit Kant, une expérience particulière de la liberté, celle de la liberté esthétique. En nous laissant saisir par la beauté des choses, par l'insolite, nous faisons l'expérience que nous pouvons juger librement de façon totalement désintéressée et que, puisqu'un tel jugement est possible, même s'il n'est qu'exceptionnel, se révèle l'idéal vers lequel nos autres jugements doivent tendre. Jouer avec des mots, c'est encore faire de la pédagogie ; c'est souligner qu'elle se doit de nous intriguer plus que de vouloir nous donner des solutions, qu'il existe, à côté de la théorie, de la technique, de la pratique, une manière particulière, non intéressée, de regarder, d'écouter sans se prendre au sérieux, et que c'est aussi une manière de dépasser la considération étroite des choses.
Daniel Hameline, Marie-Joëlle Dardelin, La liberté d'apprendre - Situation II, Rétrospective sur un enseignement non-directif, op. cit., p. 12.
Emmanuel Kant, Théorie et pratique, op. cit., p. 62.
Françoise Proust, in Théorie et pratique, Introduction, op. cit., p. 7.
Daniel Hameline, Consultation nationale, Quels savoirs enseigner dans les lycées ? , Journée de synthèse académique Sully sur Loire, 18 mars 1998.