En pédagogie des moyens : la Liberté, le Monde et Dieu

Antoine de La Garanderie choisit de ne s'intéresser qu'à l'acte libre dont les structures essentielles ne peuvent être repérées qu'à condition de mettre entre parenthèses toute théorie ou prise de position a priori. Pourtant, rechercher les traits qui font de certaines actions humaines des actions libres, c'est affirmer la possibilité de telles actions, c'est affirmer la Liberté. Rechercher les moyens pédagogiques de dépasser sa nature psychologique, c'est affirmer la possibilité pour l'être humain de s'élever au-dessus des déterminations qui le fixeraient en objet. La Liberté n'est autre chose que l'affirmation de ce pouvoir proprement humain de dépasser sa nature sensible, mais elle n'est qu'une Idée. L'analyse des faits ne nous permet pas d'en prouver la réalité, mais elle ne nous permet pas non plus de la rejeter ou d'en faire une réalité relative. La Liberté ne peut être qu'une Idée, une hypothèse qui n'a de sens qu'opposée à la causalité naturelle, ce qui interdit d'en faire un phénomène. Et même si la science ne peut rien en dire, elle demeure valable, tant d'un point de vue théorique comme guide de la connaissance que d'un point de vue pratique comme guide de la conduite.

L'homme est bien un être sensible qui n'échappe pas à la loi de la causalité ; il est marqué par des déterminations qui ne relèvent d'aucun choix. Il est nécessaire, quand on veut connaître ces déterminations, de prendre appui sur la réalité sensible, de l'observer, de l'analyser, de l'ordonner. Toute connaissance commence bien avec l'expérience, mais il y a des conditions de la connaissance qui ne dépendent pas de l'expérience. L'objet scientifique est une construction de l'esprit, non la réalité même. Aider l'enfant à apprendre, à connaître, c'est bien l'aider à percevoir les conditions nécessaires de la connaissance. La connaissance est un acte de réflexion ; elle part de l'attention aux objets sensibles qui nous sont donnés comme phénomènes à travers les cadres a priori de la sensibilité, espace et temps, puis les ordonne à l'aide des catégories, concepts a priori de l'entendement, mise en ordre guidée par la raison qui en donne les principes. L'acte de connaissance est effectivement indissociable d'un projet de sens que le sujet se donne lui-même. Le projet de sens, principe de réflexion théorique, rejoint la finalité de la nature. Partir à la recherche de la connaissance, c'est se donner une méthode de penser, voir dans la nature un ensemble de phénomènes qui doivent avoir un sens, une unité, et se considérer soi comme être de sens, capable de le saisir, d'être non seulement soumis à son déterminisme, mais capable d'être la cause première du sens, et donc Liberté. Effectivement le Sens, le Monde, la Liberté n'ont aucune réalité. On ne peut les saisir, mais ils sont les principes nécessaires de la réflexion qui cherche à connaître. La Liberté est un fait qui s'éprouve dans le projet, mais personne ne peut en avoir connaissance ; elle est essai quand on ose se lancer et essayer par soi-même. Elle est l'Idée nécessaire pour tout projet de connaître. La Liberté n'est pas un phénomène, une structure que l'on pourrait décrire, car ce serait lui poser des conditions alors qu'elle n'a de sens qu'inconditionnée. Mais elle est une pensée nécessaire de tout esprit qui cherche à connaître et ne peut se découvrir que par un acte de réflexion, qui en impose alors aussi les limites. Etre cause première de la loi de sens impose que rien d'autre ne vienne s'imposer au-delà de la cause. Elle s'expérimente à partir des projets que chacun se donne et qui, pour être valables, doivent tenir compte du principe d'universalité, orientation vers le bien, le vrai, le beau, sans que personne ne puisse les saisir. C'est de la confrontation à autrui que l'on peut aller vers l'universalité, sachant qu'il faudra, encore et encore, recommencer. L'introspection peut, comme aide à la réflexion, amener chaque enfant à prendre conscience des conditions de la connaissance, mais enseigner les moyens de connaître, communiquer les lois des images mentales et la loi du projet, ne garantit en rien que l'enfant se lance dans l'aventure. On peut lui proposer des moyens, mais une introspection méthodique, qui se penserait capable de dire à chaque enfant ce qu'il doit faire pour connaître, serait contradictoire avec l'Idée de Liberté sur laquelle elle se fonde. L'aider à se découvrir comme auteur possible de la loi de sens, comme Liberté, ne peut être violence à cette Liberté. On peut seulement l'aider à réfléchir, lui donner confiance, le confronter à d'autres possibles et ainsi l'aider à tenir compte du point de vue des autres et à faire un pas vers l'universalité. C'est à lui de découvrir qu'il peut être auteur de la loi de sens, que le monde peut être connu.

Rechercher la connaissance, rechercher la cause de la réussite de tel ou tel geste, c'est bien considérer que chaque phénomène a une cause et qu'il y a quelqu'un capable de faire les liens, de connaître. Rechercher une nouvelle théorie de la connaissance, analyser les vécus de conscience, c'est se situer au-dessus des phénomènes, se penser comme auteur possible de la loi de la causalité, et donc Liberté. C'est postuler que le Monde est un ensemble de phénomènes qui doit bien avoir un sens, et que l'Homme est capable de le saisir. Le monde, nous dit Antoine de La Garanderie, a vocation à être connu, l'homme à connaître. Il s'agit là d'hypothèses, d'Idées que la science ne peut prouver, mais qui sont nécessaires comme principes de réflexion théorique pour développer la connaissance.

La conscience est insérée dans le monde capable de se projeter vers lui ; elle prend appui sur la réalité sensible, condition de toute connaissance. Mais elle est aussi capable de dépasser la réalité sensible pour penser l'Infini, comme le note Antoine de La Garanderie, pour penser Dieu, suprême Liberté, source du Sens, créateur du Monde, meilleure perspective pour aller à la conquête du sens, pour développer la connaissance et pour se construire en Liberté. Cette Idée sert bien de guide à la réflexion théorique, poussant toujours et toujours à parfaire la connaissance de la réalité mentale, représentant le Tout, Pur Esprit qui dirige la démarche ; elle vient aussi poser la limite aux prétentions de l'activité de connaissance qui ne peut, comme le rappelle alors Antoine de La Garanderie, atteindre l'absolu.

Les Idées, Dieu, la Liberté, le Monde demeurent valables, non seulement parce que personne ne peut démontrer le contraire, mais aussi parce qu'elles sont nécessaires en tant que principes heuristiques, et encore parce qu'elles sont des nécessités morales qui imposent une pratique soucieuse de ne laisser nul enfant en chemin.

Faire du développement de l'intelligence une fin de la pédagogie, c'est se référer à une Idée de l'Homme, fin dernière de la nature, être différent des autres choses de la nature à la fois soumis au déterminisme et capable d'être auteur de sens, et donc Liberté. Cette Idée impose de ne pas le traiter comme simple moyen, mais toujours aussi comme fin. Antoine de La Garanderie a raison de tenir à la fois au déterminisme et à la Liberté, de rechercher les lois mentales et de considérer l'homme comme être conscient, centre d'autonomie, capable de dépasser sa nature psychologique, capable de ne pas se laisser imposer par autrui, capable de se donner sa propre loi, qui n'a pas pour nom loi morale à laquelle soumettre ses maximes d'action, mais qui serait loi de sens, exigence qui apparaît aussi comme un fait de la conscience.

Se construire, c'est se construire comme être autonome, se soumettant à la loi de sens qu'on s'est soi-même donnée et cette loi, comme la loi morale, obéit à l'exigence d'universalisation. La loi de sens n'aurait aucun sens, si nous ne pensions pas que nous puissions lui obéir, que l'homme puisse dépasser sa nature première pour accéder au sens. La loi de sens est inséparable d'une pensée de l'autonomie de la volonté, de la Liberté. Elle impose de tenir compte de la perspective d'autrui et de se situer par rapport à l'exigence universelle de vrai, de bien, de beau. Etre fini, l'homme ne peut accéder au Sens ; il ne peut en saisir que des perspectives, imposant de tenir compte de la perspective d'autrui qui peut être différente. Les différentes significations ne sont qu'autant de perspectives humaines différentes sur un Sens absolu, le vrai, le bien, le beau, impossibles à saisir, horizons de sens, principes de réflexion qui doivent servir de guide à chaque chemin singulier. Nous retrouvons là encore des Idées. Connaître, accéder au sens, suppose de penser une Unité des phénomènes ou possibilité d'un Vrai absolu qui n'est pas pour autant un objet que nous pourrions connaître ; se construire, c'est se construire comme être autonome, tendre vers le Bien, horizon de Perfection humainement impossible à atteindre dont le Beau est le symbole. L'analyse phénoménologique des vécus de conscience conduit à ces exigences. L'entendement fonctionne bien ainsi à la recherche d'une unité toujours plus grande, jusqu'à se détacher complètement des phénomènes, et conduit inévitablement à penser les Idées, dont il lui faut alors prendre garde de ne pas en faire des phénomènes. Avec l'exigence du vrai, du bien, du beau, Antoine de La Garanderie aborde ce domaine, dépasse la science pour poser les hypothèses qui lui sont nécessaires, qui ne peuvent plus être prouvées par l'expérience, mais qui demeurent valables. L'homme est bien un être sensible soumis au déterminisme, mais il peut aussi se penser comme être libre, capable de donner sens par lui-même et c'est ce qui fait son Humanité. Les autres étant aussi membres de l'Humanité, nul ne peut contraindre un autre, lui imposer sens. Le respect des projets de sens, auquel appelle Antoine de La Garanderie, n'est pas issu de l'observation phénoménologique, mais de l'Idée d'Humanité qui vient s'imposer.

Pourtant, avec l'inscription dans l'ontologie de Heidegger, contrairement à ce que le titre Critique de la raison pédagogique pourrait nous laisser supposer, la pensée d'Antoine de La Garanderie ne peut être qu'en rupture avec celle de Kant. Pour se construire, l'homme n'a pas besoin de recourir à des Idées qui donneraient sens à ses projets ; être autonome, c'est accepter sa réalité concrète, assumer sa situation d'être-au-monde. Pour Kant, le respect d'autrui vient de la raison, de l'Idée d'Humanité que le sujet doit respecter en soi et en autrui, Idée qui ne peut se découvrir qu'en se détachant du sujet singulier ; le souci d'autrui est un souci moral à valeur universelle. Pour Heidegger, se construire, c'est se construire comme être singulier, vivre une histoire singulière qui est mienne et ne peut être celle d'un autre ; c'est accepter le non-choix premier, le non-choix dernier, mais se soustraire à toute autre dépendance, celle du on, de la pensée commune. Connaître étant une forme particulière d'être au monde, Antoine de La Garanderie plaide pour le respect de l'originalité de chacun ; la pédagogie ne peut être que laisser-être, acceptation de l'autre et de sa différence, confiance et accompagnement. Mais comment peut s'éveiller ce respect, ce souci d'autrui si, pour exister, nous devons renoncer à tout principe d'action ? Il ne pourrait venir que de la réalité concrète, que de la rencontre sensible avec autrui qui interroge, oblige à se décentrer de soi pour se projeter vers lui et l'intégrer dans ses projets d'existence, souci indissociable de notre situation d'être-au-monde, puisque nous sommes, sans l'avoir choisi, avec les autres. Mais, être avec les autres a des composantes négatives : être avec autrui peut faire que nous n'existions qu'en référence aux autres, soucieux de ce qu'on pense, de ce qu'on fait... ; aliénés dans le on, nous nous laissons imposer les opinions, les décisions. Il en est souvent ainsi dans la quotidienneté, mais nous devons être capables de refuser toute influence sur notre mode d'être, au moins de temps en temps. Cependant, être capable de dépasser le on suppose d'abord d'être en rapport avec lui et nous le sommes toujours d'abord de façon inauthentique. Exister de façon authentique, c'est être capable d'intégrer le monde, les choses, autrui, soi-même dans nos projets d'existence, mais si l'être de la chose est dans son instrumentalité, dans sa mise à disposition, comme le suggère Heidegger dans Etre et Temps, le risque est d'intégrer autrui comme simple instrument dans nos projets, sauf à prendre conscience qu'autrui est un étant comme soi, étant différent des autres étants, et nous sommes à nouveau renvoyés au principe d'universalité, à une certaine Idée d'Humanité qui fait, que par delà les différences, autrui est semblable à soi de part son Humanité, et à ce titre doit être respecté. Ce point de vue pourrait être celui d'Antoine de La Garanderie, venant alors justifier le choix du titre (Critique de la raison pédagogique), malgré l'inscription dans la ligne de Heidegger.