En pédagogie différenciée : la Dignité et la Justice

Pour Kant, la justice est une réalité concrète, le droit institué définissant ce qui est légal, conforme aux lois de la cité, mais elle est aussi une Idée, le Droit inconditionné, l'Idée régulatrice du droit institué, sa source d'inspiration disant ce qui devrait être au nom de l'Humanité et de sa Dignité. Représentant l'idéal de Liberté et d'Egalité universelles, elle est le principe de réflexion par rapport auquel se juge tout système politique. Un Etat juste est un Etat de Droit où tout homme est l'égal de tout autre, où les mêmes règles s'appliquent à tous et où chacun est enclin à les respecter, car elles participent de fins humaines telles que chaque être raisonnable aurait pu les poser. Un tel Etat, Société parfaite exempte d'injustice, n'est pas concrètement réalisable ; ce n'est là qu'un objet de pensée, mais l'Idée n'est pas sans influence dans la réalité ; au contraire, elle impose d'agir, en nous aidant à discerner les imperfections de l'Etat dans lequel nous vivons, et de rechercher les moyens qui permettront de l'améliorer. Ce souci d'une société plus juste, plus égalitaire, d'une politique éducative soucieuse du droit de chacun est particulièrement prégnant chez Louis Legrand. Fondée sur l'Idée d'Egale Dignité humaine, sa démarche repose explicitement sur les trois principes a priori de l'Etat de Droit posés par Kant : le droit au bonheur, l'égalité des sujets et la citoyenneté.

Liberté et Egalité sont indissociables. La Dignité fait de chacun l'égal de tout autre comme membre de l'Humanité et impose, par delà les différences observables, le respect de cette Identité fondamentale. Tout être humain est une personne qui a des droits et son droit fondamental est le droit à la Liberté, à l'autonomie de sa volonté, ce qui exclut toute hétéronomie, toute forme d'aliénation, de domination. Le droit de chacun à la Liberté impose le devoir pour autrui de le respecter.

Mais, l'être humain n'est pas naturellement porté vers le respect d'autrui et de ses droits ; il est plutôt dominé par un penchant égoïste à la liberté illimitée sous laquelle il devient mauvais par nature. C'est par l'éducation que cette liberté peut être disciplinée mais, parce qu'aucune éducation ne saurait être parfaite ni aucun homme parfait, le droit doit s'imposer. Il nous oblige à faire ce que nous ne ferions pas naturellement et rend possible la coexistence des libertés individuelles au sein d'une communauté. Si l'homme était naturellement bon, le respect d'autrui serait automatique et la contrainte légale qui l'impose injustifiée. Tel n'est pas le cas. La Liberté exige donc le droit, la contrainte légale qui vient imposer le respect d'autrui et de ses droits.

La légalité n'est cependant pas la moralité. Elle ne s'appuie que sur la prudence, c'est-à-dire la capacité de rechercher les meilleurs moyens pour atteindre ses propres fins tout en tenant compte des droits d'autrui sous peine de sanction et avec, en échange, l'assurance que ses propres droits seront respectés. Légalité et moralité ne sont toutefois pas étrangères l'une à l'autre. Le droit, comme la moralité, impose la prise en considération d'autrui. Mais il s'agit là d'une contrainte extérieure contradictoire avec l'autonomie de la volonté qui demande que nous nous conformions à la loi par respect pour elle, et non parce qu'elle nous est imposée. Légalité et autonomie de la volonté ne se contredisent pas, à la seule condition que les lois, auxquelles chacun est tenu de se soumettre, puissent être considérées comme l'émanation de chacun. L'accord entre légalité et moralité n'est possible qu'en référence à l'Idée de Volonté générale qui impose une certaine forme de l'Etat. L'Etat de Droit repose, selon Kant, sur trois principes a priori :

Légalité et moralité se rejoignent à condition de considérer, au-dessus du droit institué, un Droit rationnel inconditionné ou Justice dont le principe est le même que celui de la morale, l'autonomie de la volonté qui impose de rejeter toute autorité arbitraire en soumettant la liberté individuelle à l'Egale dignité humaine, et en n'acceptant de contrainte légale que celle fondée sur l'Idée de Volonté Générale. L'Etat de Droit est l'Etat parfait où s'harmonisent deux principes apparemment contradictoires, la liberté individuelle et la contrainte légale, l'antinomie trouvant sa solution en référence à l'Idée de Justice combinant Liberté et Egalité. L'Idée de Justice prend en considération la nature de l'homme et sa fin naturelle, la recherche du bonheur, mais ne peut s'y fonder. Elle repose sur l'Idée de Liberté qui impose l'Egalité, consistant à donner à chacun ce qui lui est dû, le respect de son Humanité. C'est elle qui vient poser la limite au-delà de laquelle le droit à la liberté individuelle n'est plus moralement acceptable, interdisant d'en faire un principe premier d'action, oublieux de l'Egalité fondamentale de tous les hommes. C'est au droit que revient de rappeler cette limitation, mais la contrainte légale n'est elle-même acceptable que si elle ne contredit pas l'Idée de Liberté, en n'imposant pas d'autres devoirs que ceux auxquels chacun aurait pu donner son assentiment et qui doivent être les mêmes pour tous.

La Justice est le principe régulateur du droit, exigeant d'intervenir pour améliorer le droit réel en considérant ce qui devrait être dans la communauté, le refus de toute autorité arbitraire, que ce soit celle d'un individu sur un autre, d'un groupe sur un autre ou de l'Etat sur ses sujets. L'Etat de Droit est toujours à venir et nous devons agir en reconnaissant que nous ne vivons jamais dans une société assez juste et que sa perfectibilité est infinie.

Les inégalités scolaires et sociales continuant à s'aggraver, nous ne pouvons nous contenter de gérer ce qui existe. Il nous faut rechercher les moyens politiques et pédagogiques qui permettront, non de légitimer le fonctionnement scolaire et social actuel, mais de l'améliorer au vu de ce qui devrait être dans un Etat de Droit. L'éducation ne peut se contenter d'adapter chaque enfant à la société présente ; elle doit viser, au-delà de l'individu singulier, de l'humanité présente, le progrès de l'Humanité. Or, ce progrès passe aussi par le progrès de l'Etat de Droit. Education et politique sont donc des pratiques complémentaires et interdépendantes.

Le collège démocratique devrait permettre à chacun de développer toutes ses potentialités, dans le respect du même droit pour tous. Le droit devant être le même pour tous, le collège démocratique ne peut être qu'un collège unique. C'est aussi un collège soucieux des différences. Conformément à l'Idée de Droit, chacun est seul apte à déterminer le lieu où il peut placer son bonheur ; ce lieu étant différent selon les individus, cette différence doit être respectée. Le collège démocratique est celui qui s'attache à donner à chaque enfant les moyens d'exercer son droit au bonheur en s'attachant au développement de toutes les potentialités, et non en les sélectionnant. C'est un collège qui ne perd pas de vue la fin naturelle de l'homme et qui ne perd pas, non plus, de vue sa fin ultime, car c'est un collège pour tous, le droit d'égalité venant, comme l'Idée de Justice l'exige, limiter le droit de chacun et imposer le respect dû à tous.

Dans le monde nouménal, tous les êtres humains sont identiques, mais le monde sensible n'est pas le monde nouménal. Dans le monde sensible les individus sont différents. Or, l'antinomie ne peut recevoir de réponse définitive qui annulerait ou l'Identité ou la différence. Louis Legrand a donc raison d'insister sur la nécessaire prise en compte des différences, sur la nécessaire individualisation qui cherche à s'adapter à l'enfant réel et à répondre à ses besoins spécifiques ; cette individualisation ne doit cependant pas faire oublier que le principe d'égale Dignité s'oppose à un individualisme clos sur lui-même. On ne peut nier les différences, mais on ne peut non plus nier l'Identité. Identité et différence ne peuvent se concilier qu'à condition de considérer deux mondes : le monde nouménal où l'Identité, fondée sur l'Idée de Liberté, est seule valable et où les différences n'ont pas de place, et le monde sensible où seules les différences sont observables. Le principe d'Identité n'est qu'une hypothèse non vérifiable mais, comme la Liberté à laquelle elle est liée, elle est une nécessité pratique venant nous rappeler que, par delà les différences observables, tous les êtres humains sont identiques et égaux, que le souci de l'être concret dans ses différences ne doit pas faire oublier le caractère universel de la personne.

On se laisse aller à une erreur de raisonnement quand on prétend faire de l'Identité une réalité. Prétendre qu'il suffit de traiter tous les enfants de façon identique pour assurer l'égalité des chances, c'est considérer qu'ils sont réellement identiques, ce qui n'est vrai que comme Idée. Nous ne pouvons appliquer des conditions semblables à tous puisque la réalité est, au contraire, différences. Mais, nous ne pouvons pour autant rejeter l'Identité. L'Identité est un principe moral, non une réalité. Le collège unique n'est unique que comme Idée, dont il faudrait prendre garde de ne pas en faire une réalité qui imposerait un traitement identique pour tous. Ce principe est légitime car il vient s'opposer aux situations d'inégalités, conformément à l'Idée de Justice, imposant de trouver des moyens d'améliorer l'organisation du système. La pensée de l'Identité commune ne contredit pas la prise en considération de l'individu concret dans ses différences, mais elle impose de dépasser le niveau des différences observables pour voir en chacun une personne de même valeur que toute autre, et interdit de faire de l'observation des différences le principe unique de son action, encore moins le fondement justifié des inégalités.

Mais cette pensée ne s'impose pas d'elle-même, chacun se laissant souvent guider par son intérêt personnel, les enseignants, les élèves, les parents... Le droit joue alors son rôle, obligeant chacun à prendre de la distance par rapport à ses intérêts particuliers. En refusant les ségrégations et en imposant une structure unique, où les droits de l'un équivalent à ceux des autres, il se fait plus juste. Même si la légalité n'est pas la moralité, elle lui ouvre la voie, nous imposant de nous soucier de tous les enfants.

Cependant, l'intervention de l'Etat doit rester légitime. L'Etat, garant du droit égal pour tous, ce n'est pas seulement l'un quelconque de ses représentants, mais c'est aussi l'ensemble des citoyens qui doivent avoir la possibilité de participer à cette amélioration, sans qu'elle lui soit seulement imposée. C'est cette autonomie que Louis Legrand revendique en appelant à une plus grande souplesse dans le fonctionnement du système éducatif. Les établissements doivent devenir des lieux d'exercice des responsabilités, les acteurs avoir une marge de manœuvre, les pratiques être plus souples de façon à permettre à chaque équipe d'inventer de nouvelles réponses concrètes. Mais ces réponses n'auront de validité pratique que si elles sont, non adaptation à la réalité de ces enfants, à cette situation-ci, mais refus de céder devant les faits et recherche d'une réponse plus adaptée à l'impératif de Justice. C'est cette citoyenneté qu'il s'agit aussi de former, en développant chez les élèves, la capacité de choix.

Pour Kant, les inégalités sociales ne sont pas incompatibles avec l'Idée de Justice, à condition qu'elles ne reposent pas sur des privilèges mais sur la seule distinction possible : le talent, la chance. Dans un Etat de droit chacun doit pouvoir faire ses choix d'existence, tant individuelle que collective, et s'élever au rang qu'il mérite par son activité, son talent, sa chance, sans autre privilège. On peut retrouver cette exigence kantienne dans l'expression égalité des chances comme droit de chacun d'accéder aux différents niveaux de la hiérarchie, sans être handicapé ou privilégié par son milieu d'origine. Elle est une Idée, une exigence, celle qui doit servir de guide à toute pratique éducative, lui imposant de rechercher les moyens d'améliorer le droit réel et lui interdisant de céder au fatalisme sociologique. L'Egalité des chances est encore à venir. Louis Legrand se fait aussi plus exigeant.

Pour Kant, la Justice n'implique pas l'égalité sociale par suppression de la hiérarchie, mais seulement de ce qui la rend illégitime. Elle vient alors mettre l'accent sur les dons de la nature, le talent ou la chance, ce qui ne va pas sans poser problème. S'il revient à la politique de régler les rapports de coexistence dans une communauté et qu'elle doit être soumise à la moralité qui suppose de dépasser la nature, comment prétendre laisser à la nature le soin de régler l'organisation sociale ? Pour Louis Legrand, la Justice impose de refuser tout ordre social, qu'il soit fondé sur des privilèges de naissance ou sur des privilèges de la nature. Les privilèges de la nature, comme les privilèges de naissance, autorisent une hiérarchie entre les hommes, contradictoire avec l'Idée d'égale Dignité. Un autre postulat vient alors s'imposer qui permet de tenir à la fois la différence et l'Identité : les potentialités humaines sont différentes, mais toutes se valent. Ayant même valeur, elles ne peuvent être hiérarchisées ; rien ne permet plus alors de légitimer la hiérarchie sociale. Viser l'égalité des chances, ce n'est plus seulement rechercher les moyens de donner à chacun, quelque soit son milieu d'origine, la même chance d'accéder aux plus hauts niveaux de la hiérarchie ; c'est agir en recherchant les moyens d'assurer à tous la même chance, la même réussite de sorte qu'il n'y ait ni gagnants ni perdants ; c'est permettre à chacun de s'affirmer dans sa singularité, tout en lui garantissant une égale condition sociale. Chacun a le droit au bonheur personnel, et ce droit passe par le respect de toutes les potentialités, par le respect des différences, différences qui ne peuvent en aucun cas signifier inégalité. L'égale Dignité, qui fait qu'aucun ne peut être soumis à un autre, passe aussi par une égale dignité sociale. Mais l'égalité des chances et l'égalité sociale ne sont encore que des Idées, dont il faut aussi prendre garde de ne pas en faire des réalités. En faire des réalités, ce serait vouloir faire de l'Identité une réalité, ce qui serait contradictoire avec le respect de la diversité, le respect du droit de chacun à trouver par lui-même le lieu de son bonheur. Rien ne s'opposerait plus à ce que tous les enfants, malgré leur inégalité et différences de nature, soient traités identiquement, conduisant inévitablement au maintien des inégalités. Mais elles demeurent valables comme Idées, comme principes de réflexion, imposant de nous opposer aux situations de non-droit, et comme objets de croyance et d'espérance, stimulants de la pratique pédagogique et politique.

La réalité vient aussi rappeler à Louis Legrand que l'accent doit d'abord être mis sur le minimum indispensable pour la survie de l'Etat de droit. Louis Legrand rejoint à nouveau Kant.

Dans un Etat de droit, chacun doit trouver un minimum de droits afin, en compensation, d'avoir des raisons de le respecter ; sans droits, il n'y a plus non plus de sentiment de devoir. Le risque le plus grand est l'exclusion, risque pour l'Etat de droit lui-même, puisque les exclus n'auront plus aucune responsabilité vis à vis de l'être ensemble pour lequel ils ne se sentiront plus concernés. Le premier devoir est de permettre à chacun de se considérer comme membre de la communauté. La prise en compte du risque d'exclusion semble être à l'origine du souci devenu de plus en plus important chez L. Legrand de permettre à chacun de développer sa pensée hypothético-déductive, condition pour s'adapter à notre société actuelle et pour y trouver une place. Mais l'éducation ne peut se limiter à l'adaptation à la société présente. L'Idée de Justice exige plus : ne jamais se contenter de l'état social présent ; continuer à rechercher les moyens permettant à chacun de l'intégrer, non parce que cette insertion sociale est fin absolue, mais parce qu'elle est la condition de l'exercice de la responsabilité et de la participation de chacun à l'amélioration de l'état présent.

L'Idée de Justice impose de ne pas céder devant les faits. Contre toute tentation de s'accommoder des inégalités en s'adaptant à la réalité, les tentatives de Louis Legrand sont légitimes. Elles viennent rappeler que l'Egalité fondamentale de tous et le respect dû à chacun doivent demeurer des exigences de la pratique pédagogique.

Notes
284.

Emmanuel Kant, Théorie et pratique, op. cit., p. 64.

285.

Mais il doit en faire abstraction face au devoir

286.

Emmanuel Kant, Théorie et pratique, op. cit., p. 64.

287.

Emmanuel Kant, ibid., p. 64.

288.

Emmanuel Kant, Théorie et pratique, op. cit., p. 65.