Les Idées pour guide, la technique pour moyen

Objets de foi rationnelle et non de savoir, les Idées ne sont pas des Modèles permettant de fixer la règle de conduite. Bien que n'étant pas des connaissances, elles demeurent nécessaires comme principes heuristiques et comme principes pratiques, horizons de sens de notre réflexion.

Représentant l'inconditionné, la Liberté est le principe qui sert de guide à notre réflexion théorique, nous poussant à développer notre science et, donc, à améliorer nos techniques. Son rôle est heuristique nous montrant comment, sous sa direction, nous pouvons rechercher la connaissance. Par conséquent, il n'y a pas de science sans Liberté, sans l'Idée d'une causalité première qui nous pousse toujours à la rechercher sans jamais pouvoir l'atteindre, sans l'Idée de Monde comme unité des phénomènes, sans l'Idée d'Homme comme être capable de connaître, sans l'Idée de Dieu comme cause première de tous les phénomènes. Mais l'Idée de Liberté est aussi, et surtout, nécessaire comme principe de réflexion pratique. Son rôle est d'abord limitatif de notre pouvoir de connaissance. En la posant, nous en faisons une force critique qui pose la limite au-delà de laquelle nous nous fourvoyons. On ne peut poser la Liberté sans, en même temps, ôter ses prétentions illégitimes à notre pouvoir de connaissance, sinon nous tombons en contradiction avec nous-mêmes. Nous ne pouvons pas prétendre tout connaître et en même temps poser la Liberté, qui, par définition, ne peut être connue. Si nous prétendons pouvoir tout saisir et tout instrumenter, il nous faut renoncer à la Liberté. En la posant, nous ne pouvons que renoncer à notre prétention de maîtrise.

Il ne rimerait à rien de vouloir éduquer si nous n'envisagions pas la possibilité pour chaque enfant de dépasser sa nature première. Il ne rimerait à rien de faire l'effort de rechercher les moyens d'action qui préservent la dignité de chaque enfant si nous ne reconnaissions pas d'abord cette dignité, son Humanité, sa Liberté, et si nous n'envisagions pas sa perfectibilité comme mouvement de dépassement de sa réalité, ainsi que la nôtre comme capacité à y participer. Avec l'Idée de Liberté s'impose aussi celle de Justice, capacité à instaurer un ordre plus juste, une Démocratie où les droits des uns équivalent aux droits des autres et où chacun est appelé à participer à l'élaboration de la loi commune. Les Idées, celles qu'Aristote prétendait connaître, ne sont que des hypothèses, mais des hypothèses nécessaires. Comme postulats de la pratique, elles ne sont pas sans influence sur la réalité. Elles confèrent un sens au respect d'autrui ; comme objets de croyance, horizons de sens de notre action, elles ajoutent l'espoir au devoir et stimulent nos efforts. Comme principes de réflexion théorique et pratique, elles produisent même des réalités, une nouvelle connaissance ou une nouvelle conduite, tout en ne nous autorisant pas à nous contenter de ce que nous savons ou de ce que nous faisons.

La pratique pédagogique ne peut être application d'un savoir ni soumise aux circonstances. Elle est à la fois expérience de la Liberté et exercice du jugement. Nous ne pouvons tenir la contradiction nature - Liberté que par la réflexion critique, nous efforçant en permanence de prendre en considération l'exception de ce cas, de cette situation, de cette maxime qui n'est jamais ce qu'elle devrait être, imposant de trouver une autre réponse qui sera encore imparfaite, et recommencer. La réflexion nous conduit aux Idées, nous imposant alors de poser les limites à notre science et notre technique qui, de l'ordre des moyens, ne peuvent rien dire quant à la Liberté. Il y a une limite au-delà de laquelle l'action pédagogique sombre dans ses contradictions, quand elle fait de la Liberté un phénomène, quand elle fait de la nature une Liberté, quand elle fait de la technique le moyen de résoudre les problèmes de sa pratique. Il n'y a pas de solution théorique aux problèmes de notre pratique. La réflexion nous impose l'humilité ; nous ne trouverons pas la bonne formule concrète de l'action pédagogique, mais c'est le propre de la Liberté d'introduire cette difficulté. Elle nous empêche de nous aveugler sur nos moyens. Aucune méthode ne peut être parfaite, ce qui ne condamne pas pour autant l'action pédagogique, ce qui ne l'autorise pas non plus à se laisser aller à l'improvisation.

La pratique est une conversion de l'ordre du savoir et du faire à celui de la réflexion, réflexion critique sur notre pouvoir de connaissance, sur nos moyens, sur ce qui se fait, sur ce que nous faisons, sur ce qu'autrui propose. Elle est bien activité concrète qui se propose des moyens, qui les utilise et qui s'y confronte, mais personne ne peut en donner une formule définitive. Elle est une réflexion, réflexion théorique faisant appel à une science pédagogique qui voudrait tout connaître de l'enfant mais qui, dans sa prétention, a besoin aussi de l'Idée de Liberté qui lui impose ses limites, et réflexion pratique qui impose universalité et respect, renvoyant aussi à l'Idée de Liberté. Représentant ce qui devrait être, elle nous permet de discerner les imperfections de la réalité nous imposant d'agir en recherchant les moyens qui permettront d'améliorer le présent. Il nous faut rechercher ce qui dans le cas présent, dans cette situation, et donc en toute circonstance fait exception à la règle, n'est pas conforme à son Idée, et comment elle doit cependant l'intégrer, imposant de rechercher une nouvelle façon d'agir qui, par elle-même, est un non à la réalité. La Liberté s'expérimente quand nous nous essayons à un autre chemin et quand nous en éprouvons les limites. On aimerait tant que nos moyens produisent la Liberté, la Justice, mais il nous faut apprendre l'humilité, le doute, la critique et continuer à inventer de nouvelles maximes, recommencer un nouvel agir qui vaut mieux que le précédent, en prenant encore tous les risques de nous égarer. Chaque tentative impose à nouveau la réflexion sachant que nos efforts ne seront jamais terminés.

L'action pédagogique ne peut être qu'un art raisonné dont le guide est l'Idée de Liberté, principe régulateur de notre pouvoir de connaissance et principe de réflexion par rapport auquel toute action et tout moyen doivent être jugés. Il y faut une part de performance mais elle ne saurait s'y réduire. En art il ne suffit pas de savoir pour faire, aussi l'art est-il supérieur à la science et aux techniques qu'il utilise. L'art pédagogique ne vise pas à fabriquer un produit conforme selon des règles préétablies. Ce qui le commande est sans rapport avec l'application d'un savoir-faire clairement formulable. Il consiste à adresser une forme à chaque enfant, à être une intention pour lui et non à lui donner forme. Notre science et nos techniques ne sont que des moyens au service de cette forme, de la Liberté dont ils ne peuvent rien dire, encore moins la produire. Il nous faut intervenir sans que quiconque ne puisse nous en donner la méthode, en inventant au fur et à mesure la règle nouvelle qui en organise la progression. Mais cette règle ne peut être pure extravagance. Elle ne vaut que comme recherche de l'établissement d'un lien entre personnes de même valeur, acte de reconnaissance de notre commune Dignité. Chaque enfant vaut comme Idée, comme membre de l'Humanité, et ce n'est que lorsqu'il vaut ainsi que nous pouvons nous interdire de le traiter comme une simple matière à modeler. Sa Dignité s'institue par un acte de réflexion qui ne nous dit pas pour autant ce que nous devons faire concrètement. Ce contenu concret est oeuvre quotidienne, jamais satisfaisant, toujours à repenser en s'efforçant d'aller chaque jour un peu plus vers l'universalité.

Mais à dire ce qui est souhaitable, ce qu'il faudrait qui soit, nous n'avons encore rien fait. L'action pédagogique est affaire d'intention se ressourçant dans les Idées, et de ce lieu il nous faut bien revenir pour ne pas faire de la pratique le lieu d'une intention absurde qui ne coulerait que dans des mots. L'intention de bien faire ne peut se contenter d'elle-même et si elle a un sens, c'est ici et maintenant, dans cette réalité-ci, avec ces enfants-ci. Or, que faisons-nous ? Rien d'autre que ce que chacun fait. Nous apprenons à enseigner le plus efficacement possible dans les règles de l'art, c'est-à-dire dans d'innombrables techniques ! Que vaut donc la réflexion, que valent les Idées, s'ils ne sont que des contours flous qui ne résistent pas à l'épreuve de la pratique ? Paroles généreuses, bavardage inutile sans aucune portée sur les actes concrets ?

Oui, nous dit Heidegger, et ce ne serait encore pas trop grave s'il ne s'agissait pas de nous masquer la véritable portée de notre action. Nous croyons pouvoir, nous devons pouvoir ; nous nous parons d'intentions généreuses, nous en appelons à la réflexion, aux Idées, mais nous courons après des chimères. Nous ne voyons la réalité qu'à travers un prisme déformant et nous nous illusionnons sur nos possibilités pour ne pas voir nos véritables faiblesses. Les Idées nous aveuglent ; elles faussent notre rapport au monde, y compris notre rapport à nos moyens d'action, nous empêchant de voir ce qui dans la technique est essentiel, nous conduisant à nous tromper sur son statut, et donc à lui laisser libre champ. Contrairement à nos prétentions, aucune pratique, fut-elle fermement éclairée, ne peut imposer de limite à la technique. C'est là la réalité, celle de toute activité. Fatalement, inexorablement la technique se substitue à la pratique, non par incompétence ou par manque de réflexion, mais parce qu'elle est notre quotidien, la manière commune de voir et de penser les choses à laquelle nous ne pouvons échapper et à laquelle cèdent nos bonnes intentions.

Il nous faut donc revenir au point de départ. Nous ne pouvons faire autrement que d'user de technique mais, si les Idées sont incapables de nous orienter, où trouver la mesure ? Comment faire l'épreuve de ce que notre geste peut avoir d'excessif ?