1. Le langage de notre monde

La pédagogie parle technologie, rationalisation, opérationalisation, instrumentation, optimisation, gestion, réussite, efficacité, rentabilité, science... Ce langage n'est-il pas aussi celui de notre monde, celui de l'entreprise, de l'économie et de toute activité environnante ? Les objectifs, l'évaluation, la gestion, le diagnostic, l'analyse des besoins... sont-ils les outils neutres de ce savoir-faire que nous prétendons orienter ? Ne relèvent-ils pas aussi d'un modèle général, celui de l'entreprise de rationalisation de la production des biens et des ressources humaines ? Ils se veulent plus humains, plus équitables, plus faciles d'utilisation, apportant une meilleure aide à la décision, mais ils sont aussi indissociables d'un mode de penser plus général. La boite à outils pédagogique n'est pas une simple juxtaposition de moyens indépendants à disposition. Ces moyens n'ont pas été créés par la pédagogie pour la pédagogie ; ils lui viennent du monde environnant, marquant la transposition des critères de l'entreprise de production à celle de la formation, et s'organisent en une constellation régie par la même logique, celle de notre monde technique soucieux de rationaliser 289 toute activité, de l'optimiser 290 , de l'instrumenter 291 , de la gérer 292 ..., soucieux de résultats, soucieux d'augmenter son pouvoir de disposer des choses. Dans ce monde-ci, on fait des plans, on organise, on démontre, on se justifie devant les sciences, on crée de l'ordre, on contrôle. On ne voit plus, nous dit Heidegger, ce qui nous entoure que comme objet de calcul ; tout est maîtrisable, y compris la technique elle-même. Soucieux de certitudes, on en appelle à la science et on s'entoure de principes à seul but de se rassurer et de se donner bonne conscience. On s'active ; on fait comme on fait... Et après tout, que fais-je d'autre ? Je pense comme on pense : ‘«’ ‘ l'enfant au centre ’ ‘«’ ; je fais comme on fait : je déploie des techniques pédagogiques. Je participe aux élans généreux, assurée du bien-fondé de mon action parce qu'elle est celle de tout le monde, celle que l'on attend de moi. Je soupèse les qualités, les besoins ; j'observe, je compare, je déduis, je construis des grilles, j'évalue.

C'est avec les meilleures intentions que nous nous lançons dans la technique. Nous nous employons à rationaliser notre action, à rendre opérationnelles nos intentions, à formuler des objectifs, à les relier à nos buts ; nous observons les comportements, nous prenons en compte les différences, les habitudes, les besoins ; nous évaluons, nous gérons... Nous réfléchissons, nous recommençons, et nous nous activons autour de ces enfants-ci qui résistent à ce que nos bonnes intentions voudraient pour eux. Plus leur sort paraît précaire, plus l'issue paraît incertaine, et plus nous nous activons ; nous aspirons à faire mieux et autrement. Nous nous efforçons de clarifier le problème, de pointer le dysfonctionnement ; nous cherchons les causes et les conséquences qui nous permettront de comprendre et le savoir-faire qui permettra d'y répondre. Si le dispositif ne fonctionne pas, nous cherchons encore le pourquoi, le comment ; il nous faut encore nous améliorer. L'échec a ses raisons qu'il nous faut circonscrire afin de conduire chacun à la réussite et ne laisser nul en chemin. Mais avec le déterminisme nous voulons aussi chasser toute incertitude, tout hasard, tout inexplicable. Les yeux rivés sur les moyens, nous ne voyons pas leur logique commune, ce qu' Heidegger nomme Arraisonnement : tout s'explique ou peut s'expliquer, tout se justifie, tout s'organise, tout s'améliore ; tout ce qui surprend doit donner sa raison ou, à défaut, il ne retient pas l'attention. Dans ce comportement réside l'essence même de la technique, comportement de maîtrise qui, sous couvert de bonnes intentions, écarte ce qu'il ne peut saisir et ramène tout à un problème technique.

Qu'est-ce que l'échec scolaire ramené à un problème technique ? un pépin, une panne qui appelle un diagnostic et une nouvelle procédure. Il nous faut rechercher les facteurs perturbants. Nos intentions ne sont pas assez claires et les élèves ne comprennent pas ce qu'on attend d'eux, il nous faut donc les clarifier afin de les rendre plus opérationnelles. Nous ne prenons pas en compte les différences individuelles, il nous faut donc les observer et y adapter le processus. Les élèves méconnaissent les moyens d'apprendre, il nous faut donc les leur communiquer. Il nous faut encore contrôler les changements provoqués par nos nouvelles procédures, il nous faut donc évaluer. La prépondérance est à l'opératoire. Caricature ? pas sûr !

Nous prétendons ne pas être, ou pouvoir ne pas être, affectés par la technique ; c'est pourtant elle qui paraît donner sa loi, celle de l'efficience consistant à rechercher et retenir le meilleur moyen, c'est-à-dire celui qui permettra d'atteindre l'objectif fixé. Nous croyons pouvoir soumettre nos moyens à des choix éthiques et politiques ; nous rappelons nos bonnes intentions, nous en appelons à la réflexion, aux Idées et, malgré tout, la technique pédagogique tend à prendre le relais de la pratique. Mais enfin pourquoi ?

Parce que, nous dit Heidegger, ‘«’ ‘ l'essence de la technique n'est absolument rien de technique ’ ‘«’ ‘’ ‘ 293 ’ ‘.’ Nous pouvons choisir tel ou tel instrument, mais avec chacun d'eux s'impose la manière commune de penser les choses, celle de la technique, de la raison calculante, du souci de résultats qui ignore toute limitation et oriente, malgré nos bonnes intentions, notre volonté. Notre activité n'est pas un simple faire ou savoir-faire que nous pourrions orienter. Et il ne sert à rien d'en appeler aux Idées, car les Idées, comme la technique, relèvent du même comportement, comportement de maîtrise, excès de pouvoir où les premières servent d'aliment à la seconde. Dans leur oubli de l'être, les deux démarches sont identiques. De quoi s'agit-il ? Rien de moins que de l'essentiel, l'être même de ces enfants-ci dont pourtant nous ne cessons de clamer notre souci.

Notes
289.

« Perfectionner une organisation technique en vue de son meilleur fonctionnement. « , Larousse.

290.

« Donner à une machine ou une entreprise le rendement optimal en en créant les conditions les plus favorables ou en en tirant le meilleur parti possible. « , Larousse.

291.

« Doter une installation, une construction en instruments et appareils de contrôle. « , Larousse.

292.

« Administrer des intérêts, une entreprise, etc., pour son propre compte ou pour le compte d'autrui - Assurer l'administration, l'organisation, le traitement d'un ensemble de marchandises, d'informations, de données, etc. « . Larousse.

293.

Martin Heidegger, La question de la technique, In Essais et conférences, traduit de l'allemand par André Préau et préfacé par Jean Beaufret, Paris, Editions Gallimard, 1958, p. 9.