L'arraisonnement

Si nous avons le choix d'utiliser tel ou tel outil pris isolément, nous n'avons pas le choix du monde dans lequel nous sommes, monde technique où tout est pensé en termes d'instrumentalité et d'efficacité. L'instrument utilisé est indissociable de la pensée technique, logique commune avide de déterminations exactes et de résultats, avide de puissance, de domination sur tout ce qui l'entoure. Nous nous voyons maîtres de la technique ; nous croyons choisir alors que nous sommes engloutis dans le on, soumis à la pensée commune de juger et d'agir, celle de la science et de la technique. Notre monde est celui de la technique triomphante qui impose sa loi et développe son réseau. Plus nous nous acharnons à vouloir maîtriser la réalité, plus elle se développe et plus son piège se resserre. La technique n'est pas tant l’œuvre de l'homme que le piège dans lequel il est pris ; nous persistons à penser le contraire pour nous cacher notre propre limitation. Nous n'avons pas choisi ce monde, même si nous y participons. Nous sommes prisonniers d'une histoire, celle de la pensée métaphysique qui triomphe dans la pensée technique. Dans son essence la technique n'est pas technique, mais métaphysique. La pensée par Idées a préparé et installé son règne. Pour Heidegger, l'histoire de la métaphysique est celle du déploiement de l'oubli de l'être qui commence chez Platon et s'achève, à notre époque, par le triomphe de la technique.

L'Idée se veut l'être véritable. L'étant, ce qui est concrètement présent, n'a d'existence qu'illuminé par l'Idée dont il n'est qu'une pâle copie. Avec l'Idée passe au premier plan l'aspect intelligible de toute chose. Sans elle rien ne serait possible. C'est elle qui pousse notre entendement à la recherche de la connaissance, faisant de chaque étant ici présent un objet théorique à cerner. C'est elle qui sert de guide à notre réflexion ; c'est par rapport à elle que toute action et tout moyen doivent être jugés. L'arraisonnement est ce mode particulier de dévoilement, de recherche de la vérité, de rapport avec le monde consistant à tout ramener à la raison et présupposant donc que la raison est la seule manière légitime d'aborder le réel. Penser par Idées, c'est arraisonner l'étant, le soumettre au régime de la raison, l'enfermer dans un système de raisons qui dit ce qu'il est et ce qu'il doit être. Et notre action acquiert sa noblesse du discours savant et raisonnable qui la légitime. Arraisonner est une manière particulière d'établir un rapport avec le réel, rapport de contrôle et de maîtrise qui exige de chaque chose qu'elle donne sa raison ; c'est l'aborder, l'inspecter, l'interroger, la contrôler, la mettre à la question, exiger qu'elle donne son pourquoi, son comment, son lieu, sa loi, faire d'elle un objet intelligible que la raison puisse contrôler et vérifier. Seule la raison est apte à justifier son existence et, en conséquence, ce qui n'est pas abordable par la raison devient futile, sans intérêt. Tout a une raison ; à tout problème, à toute question il doit y avoir une solution, une réponse. Cette mise à la raison de toute chose, de tout comportement, de toute action, de tout échec est l'essence même de la technique, manière d'être, de faire, de se comporter souveraine, la tendance à réduire l'être à ce qui en est saisissable se réalisant complètement dans la technique. C'est toujours avec bonne conscience, avec de justes raisons que nous nous lançons dans la technique, puisque l'arraisonnement est l'essence de la technique.

Cette promotion de la raison a une contrepartie : nous ne voyons plus, nous n'entendons plus que cette souveraineté ; nous ne voyons plus le monde que comme un ensemble d'objets disponibles pour notre raison. Assurés de nous-mêmes, nous imposons notre logique à tout ce qui nous entoure, à tout étant, y compris l'homme devenu pour lui-même objet de représentation dont il lui faut percer tous les mystères. L'arraisonnement désignifie ce qu'il ne retient pas ; dévalorisant la réalité sensible, il prépare la technicisation. Il est violence à ce qui est parce qu'il en est l'oubli même, sa mise à l'écart. Et par ce geste, nous nous permettons sur lui un excès de pouvoir qui autorise la technique à déployer, sans limitation, ses moyens. Nous ne voyons pas, nous ne pouvons pas voir ses véritables conséquences sur l'étant puisque nous en avons oublié l'être. L'arraisonnement est le plus grand danger, car il menace l'homme dans son rapport avec lui-même : non seulement il le conduit à faire de lui un objet de représentation, mais exclusif, écartant ce qu'il ne peut saisir et écartant tout autre mode de penser, il menace la possibilité même de la liberté. Non seulement il n'y a pas de choix parce que ce mode d'être est celui qui s'impose, mais nous ne nous rendons même pas compte que nous ne choisissons pas et nous continuons, sans nous étonner, à nous affairer et à nous assurer de nos bonnes raisons. La technicisation est le résultat de ce mode commun de penser.

Ce n'est pas l'instrument utilisé qui est danger mais l'Arraisonnement, la manière de nous comporter qui recherche la raison de toute chose. Nous voulons tout cerner, tout maîtriser et les Idées sont incapables de limiter notre prétention. Au contraire, elles nous comblent d'assurance autorisant, encore et encore, plus de science et de technique. Ainsi gouverne le principe de raison, réduisant toute chose à une quantité observable, calculable, c'est-à-dire comparable, évaluable, estimable, vérifiable, démontrable. Rien n'est sans pourquoi, rien n'est sans raison ; tout peut s'expliquer, se démontrer. ‘«’ ‘ Mais la rose est sans pourquoi, fleurit parce qu'elle fleurit. N'a souci d'elle-même, ne désire être vue ’ ‘«’ ‘’ ‘ 294 ’ ‘. ’

L'être est là que nous rencontrons sans le voir. Cet enfant-ci est là ; il n'a pas attendu que je fasse, pense ou dise pour être là, et ce que je fais, pense ou dis n'a de sens que parce qu'il est là devant moi dans cette proximité que je ne peux gommer, même si cela m'arrange et satisfait ma tranquillité. C'est pour lui que nous travaillons, c'est pour lui que nous nous affairons et pourtant nous l'oublions ; dans notre système raisonné il n'a pas de place. Si nous avons à notre garde en chacun de ces enfants-ci l'Idée d'Humanité, n'avons nous pas d'abord à notre garde chacun de ces enfants-ci ?

La technique pédagogique est un défi dont il nous faut à la fois accepter la nécessité et le risque. Même si elle s'intègre dans un système qui nous dépasse et que nous n'avons pas choisi, nous restons responsables au sens où nous devons faire face à la situation donnée. Il nous faut donc faire face, accepter ce qui nous échoit et par-là comprendre les limites, non de la technique, puisqu'il ne peut plus être question de maîtrise, mais celle du pouvoir même de notre volonté.

Nous pensons avoir, ou pouvoir avoir, en mains la réalité et la technique renforce cette illusion. Emportés par la frénésie ambiante, nous courons d'un moyen à l'autre sans être capables de nous raisonner. Si les Idées ne sont que des masques de vertu, si la raison est incapable d'infléchir la technique, n'avons-nous d'autre choix que de nous soumettre à l'impératif technique ?

Notes
294.

Martin Heidegger, Le principe de raison, traduit de l'allemand par André Préau , préface de Jean Beaufret, Paris, Editions Gallimard, 1962, p. 104.