Nous ne pouvons écarter la technique, ce n'est pas en notre pouvoir. Nous sommes là dans ce monde-ci qui nous imprègne, immergés dans la quotidienneté, ouverture déjà donnée et non choisie. Nous ne pouvons donc que dire oui au là, oui à la technique. Mais, nous ne pouvons accepter qu'elle nous accapare totalement, et il nous faut aussi lui dire non. Cependant si la raison arraisonne, ce non ne peut être un acte volontaire, une décision d'agir par bonne volonté. Ce non prend, pour Heidegger, sa source, non dans la raison et ses principes, mais dans un sentiment, l'angoisse. Il ne relève pas d'un effort pour s'abstraire de la concrétitude mais prend appui sur elle. ‘«’ ‘ Mais là où il y a danger, là aussi croît ce qui sauve’ ‘»’ ‘’ ‘ 295 ’ ‘. ’L'arraisonnement révèle en lui aussi la promesse d'un autre possible, d'un nouveau vouloir qui n'est pas un vouloir de la volonté. Il convient de ne pas y voir une fatalité écrasante ; il convient de s'ouvrir à ce que nous réserve encore l'arraisonnement.
L'arraisonnement, essence de la technique est essence ambiguë. Il en est le risque, mais porte aussi en lui sa possible antidote. Il est le mode du dévoilement qui régit la technique moderne, dévoilement qui est une provocation rendant le réel présent comme objet à maîtriser. Il est une déviation de la technè, de la véritable poièsis, faire producteur qui ne cherchait pas la maîtrise, mais seulement à faire surgir une possibilité qui n'était pas encore. S'il est une déviation, c'est qu'il a son origine dans le dévoilement producteur, origine à laquelle il nous faut revenir. Il nous faut retrouver la parenté ancienne qui liait art et technique, ce qui n'est pas nier leurs différences, pour pouvoir nous ouvrir à un autre mode d'être, à un pouvoir sans violence sur ce qui nous entoure.
Technè et ars, l'un d'origine grecque, l'autre d'origine latine, ont au départ même signification, celle de production. L'art du menuisier, du sculpteur, ou du poète repose sur une habileté qui se donne à voir dans une production. La poièsis est, à son origine, fabrication et production. Elle est un acte artistique dont l'essentiel réside, non dans l'utilisation de moyens mais dans l'acte lui-même de produire, dans le dévoilement au sens de création, permettant de faire venir à la Présence, de faire advenir quelque chose qui n'existait pas. Depuis le XVIIIème siècle, la pensée moderne a dissocié technique et art, fabrication et création, pour les spécifier, voire même les opposer. L'art-création est devenu futilité réservée aux beaux-arts ; la technique est production utile de l'artisanat et de l'industrie. La technique se veut sérieuse, application de la science et faire efficace. Ce mode de pensée, nous dit Heidegger, estune déviation de la technè, une provocation, nous poussant à réduire chaque chose à sa fonction instrumentale.
Revenir à l'art, c'est s'ouvrir à un mode d'être qui n'est pas seulement technique. Technique et art ne peuvent cependant être séparés. L'art use de technique mais ne peut s'y réduire ; il la dépasse. L'art produit une oeuvre qui résulte d'une somme de savoir-faire, mais aussi d'un processus créatif. Création unique et originale, l’œuvre d'art existe par elle-même et non comme moyen. Elle a sa raison d'être en elle-même et, comme ‘«’ ‘ la rose est sans pourquoi, fleurit parce qu'elle fleurit ’ ‘«’ , l’œuvre d'art est belle parce qu'elle est, sans qu'aucune théorie, aucune explication ne puisse en révéler le mystère de la fabrication. Comme tout produit technique, elle est matière mise en forme, mais elle est aussi différente. Un produit technique est toujours fabriqué, utilisé pour quelque chose. L’œuvre d'art, au contraire, se suffit à elle-même, est digne d'attention par elle-même et ne se laisse pas prendre sur le mode de l'utilisation. La technique est, non création, mais pensée ordonnée, capacité à dominer la matière et à lui donner les formes souhaitées. Son guide est la connaissance qui permet la reproduction du même modèle à l'identique. L'art nous ouvre à un autre mode de penser, pensée désintéressée et, s'il use de technique, travaille essentiellement pour la création de l’œuvre, pour qu'il advienne un nouveau et non seulement pour maîtriser la matière ; il permet que de la matière surgissent des possibilités qui n'étaient pas encore, sans que de ces possibilités il ne délimite au départ tous les contours. Il laisse du jeu dans le possible et il surprend aussi nos représentations familières, nous révélant l'inattendu, nous montrant qu'il y a un autre possible, qu'il y a toujours un autre possible, toujours une réserve de signification à découvrir sans que nous puissions jamais toute la saisir. L'art est étonnement, interrogation sans réponse, sans souci d'efficacité ; la technique est toute entière prévision, calcul, reproduction à l'identique.
L'art nous révèle qu'il peut exister une autre manière de faire qui, ne se voulant pas explication totale, accepte de se soucier du monde sans intention de maîtrise, qui accepte de l'écouter, de la regarder d'une autre manière que la manière habituelle. C'est à la recréation de ce lien technique - art que nous appelle Heidegger, lien qui caractérise pour lui la véritable poièsis. ‘«’ ‘ La beauté est un mode suprême de l'être... ’ ‘«’ ‘’ 296 . L'être, comme l’œuvre d'art,est sans pourquoi, sans raison, sans démonstration, sans comparaison, inexplicable, insaisissable.L'être est d'essence poiètique ; il y a des choses que nous pouvons en saisir, mais toujours une part nous échappe qui, pour ne pas être saisissable par la raison, n'a pas à être désignifiée. Ce n'est que lorsque nous nous laissons surprendre, que nous nous étonnons, que nous pouvons dépasser la pensée commune. Revenir à l'art, c'est arrêter de se laisser fasciner par la technique, revenir à un autre comportement en ayant un autre regard sur la réalité. Ce n'est pas de plus de science et de technique dont nous avons besoin, mais de méditation, de poésie.
Nous vivons dans une tranquille grisaille, l'esprit fermé à toute gratuité. Nous ne nous étonnons plus de ce qui nous entoure, des choses qui ne pourraient ne pas être là. Nous sommes incapables de voir le merveilleux et l'angoissant de leur présence ; elles nous sont dues. Nous nous détournons de la poésie du monde, de ce qui est sans possibilité de démonstration, de comparaison, de vérification. Nous ne retrouverons l'être que si nous apprenons à voir autrement, en artiste, en poète qui se laisse intriguer, interroger au lieu de s'imposer, qui contient le calcul, le faire, l'évaluer, qui se retire devant l'étant pour le laisser-être. Il nous faut apprendre à oser contre, à penser contre l'opinion courante en réveillant notre sens de l'inutile. C'est oser un autre chemin que celui de l'instrumentalité et de l'efficacité ; c'est se méfier de tout ce qui se voudrait explication totale ; c'est accepter qu'il reste de l'obscur, du non-dit,mais ce chemin n'est pas celui qu'ouvre la volonté. Seul celui de l'artiste, du poète qui se laisse saisir par l'inexplicable, peut contredire le principe de raison et nous ouvrir à d'autres horizons. Etre poète, c'est se soucier du monde sans intention de production, de profit ; le souci est désintéressé. Le comportement de maîtrise nous fait oublier le comportement poétique, qui n'est pas explication totale et laisse voir autre chose que ce que l'on voudrait imposer. Etre poète, c'est écouter, regarder d'une autre manière que la manière habituelle ; c'est s'ouvrir à autre chose que plus de science et de technique et ainsi laisser une chance à ce qui ne se dit pas, ne s'explique pas, à l'être, à l'éthique.
Martin Heidegger, La question de la technique, op. cit., p. 38.
Martin Heidegger, Le principe de raison, op. cit., p. 142.