La déraison, source de l'éthique

La technique est le péril suprême ; sans limitation, son déploiement l'appelle plus encore. Excluant tout choix, elle menace l'homme dans sa liberté, écartant tout autre mode de pensée et le soumettant à ses exigences, sans même qu'il ne s'en rende compte. Pour l'infléchir, on ne peut en appeler à la raison, car ce serait persévérer dans l'illusion de maîtrise. L'homme ne peut retrouver le sens de l'être et une liberté de choix qu'en rejetant son héritage métaphysique et les séductions techniques. En prenant conscience du danger, il peut s'ouvrir à un autre mode de pensée, poétique, non intéressé, ne pas céder à l'impératif technique, sans pour autant l'ignorer.

Nous ne pouvons écarter la technique ; ce n'est pas en notre pouvoir. Nous sommes être-là, dans ce monde-ci , monde technique. Nous sommes là, immergés dans cette quotidienneté où tout est pensé en termes d'efficacité, ouverture déjà donnée que nous n'avons pas choisie. Nous ne pouvons que dire oui à la technique, oui au là ; mais nous pouvons aussi dire non, refuser que la technique ne nous accapare totalement, oser contre le on. D'autres chemins que celui de la science et la technique sont praticables, mais il nous faut renoncer à la pensée métaphysique. Nous ne pouvons cependant nous évader de notre monde et cesser de nous demander pourquoi ; mais il nous faut aussi apprendre à ne pas négliger l'inattendu, à nous laisser déconcerter, à accepter de nous effacer pour laisser être l'être des choses, le sien, celui des autres. Ce chemin est celui du renoncement à la prétention de maîtrise, à l'ordre, à l'organisation. L'art nous ouvre ce chemin, nous révélant qu'il peut exister d'autres significations que l'efficacité, certes déconcertantes mais possibles, que tout n'est pas dit et ne peut l'être, qu'en n'écoutant que la voix de notre époque nous nous privons d'une richesse de sens. Ecouter d'une oreille autre, c'est prêter attention à ce qui ne s'entend pas, ne se crie pas ; c'est écouter autre chose que l'appel aux résultats, qu'un idéal pratique, que le on. C'est estimer l'étant, non pas en l'évaluant mais en le laissant paraître, en l'accueillant respectueusement sans chercher à le soumettre, en gardant la distance qui lui permet de se dévoiler dans ce qu'il a d'inattendu.

La technique moderne est la figure du péril parce qu'elle menace l'être, mais elle est ‘«’ ‘ un destin de l'essence de l'être lui-même ’ ‘«’ ‘’ 297 . Elle n'est pas une aberration humaine, mais le mode de dévoilement où totalement l'être se révèle, car il est essentiellement retrait et dissimulation, et ainsi se préserve. Et c'est alors, lorsque de lui il ne reste rien, que nous pouvons en percevoir l'essence. L'arraisonnement n'étant pas un fait de la volonté, la volonté ne peut en assumer le risque, ce qui ne nous autorise pas pour autant à céder notre responsabilité. La technique est une sorte de fatalité que nous n'avons pas choisie, mais c'est par rapport à elle qu'il nous faut nous situer, notre liberté consistant à en assumer à la fois la nécessité et le risque. Mais alors comment échapper à ce péril ?

Ce qui adviendra ne peut dépendre d'un ‘«’ ‘ faire humain qui ne prendrait appui que sur soi ’ ‘«’ ‘’ 298 . C'est à travers la technique elle-même que nous pouvons faire l'expérience de nos limites. ‘«’ ‘ Plus nous nous approchons du danger, et plus clairement les chemins menant vers ’ ‘«’ ce qui sauve ‘«’ ‘ commencent à s'éclairer. Plus aussi nous nous interrogeons car l'interrogation est la piété de la pensée ’ ‘ 299 ’ ‘’ ‘«’ ‘.’ La technique nous place devant deux possibilités : soit poursuivre dans la pensée technique commune, soit nous désengluer du quotidien et nous ouvrir à un autre mode de penser. Mais ce choix ne relève pas de notre volonté. Il faut que quelque chose advienne pour que la raison défaille et cesse d'aller sûre d'elle. Ce quelque chose, c'est l'angoisse, angoisse du néant, du non être que nous ne pouvons pas connaître, car le rien n'offre aucune prise. Or justement, dans la technique de l'être il ne reste rien. C'est donc en prenant conscience de ce rien, qui nous renvoie à notre propre insignifiance, que peut renaître l'angoisse fondamentale, permettant un autre commencement.

Ce qui fait notre humanité, nous dit Heidegger, c'est notre capacité à nous interroger sur ce qui est. Le Dasein est ouverture à l'être, rencontre avec les êtres concrets. Dans la recherche des réponses nous rencontrons toujours une certaine compréhension du monde, mode commun de penser qui nous préexiste et sur lequel nous prenons appui. Nous nous soucions de ce qu'on fait, de ce qu'on dit, de ce qu'on pense et continuons à aller de l'avant en toute quiétude. Le on nous rassure ; en nous donnant des réponses, il nous protège de l'angoisse, du désarroi face à ce qui nous échappe et que nous ne maîtrisons pas. La technique encore plus nous en libère, car elle permet de délimiter un espace où l'incertitude est réduite. Mais, fondus dans le on, nous troquons contre la quiétude notre liberté. Et c'est aussi le paradoxe de l'existence inauthentique qui, partant de l'intérêt pour ce qui est concrètement présent, cherche à comprendre et, dans cet élan, est conduite à se représenter le monde, à le théoriser et donc à le refuser tel qu'il est en lui-même. Si l'angoisse nous déstabilise et nous conduit à rechercher la protection du on, c'est elle aussi qui, seule, nous ouvre l'espace de la liberté, la nôtre quand nous devenons capables de nous arracher aux préjugés, d'exister de manière authentique 300 par nous-mêmes et non plus par référence au on, mais aussi celles des autres auxquels nous libérons un espace pour qu'ils puissent être par eux-mêmes, et non seulement tels que nous les concevons. Et cet arrachement prend aussi sa source dans l'angoisse qui nous déstabilise, nous dépouillant de nos certitudes et de notre sérénité, nous laissant sans aucun appui face à nous-mêmes. Ce dérangement nous fait perdre raison et par-là même lâcher prise. Alors, et alors seulement, nous contenons notre faire et notre évaluer et permettons à l'être de se révéler, le nôtre, celui des choses, celui des autres, celui de ces enfants-ci, être qui n'est ni explication, ni observation, ni justification, qui échappe à tout contrôle. Il faut aller jusqu'à la déraison, la déstabilisation de la raison et seule l'angoisse du rien, l'angoisse de la mort, angoisse du néant, angoisse de notre insignifiance, peut lui faire perdre la première place.

Ce n'est que lorsque nous nous laissons saisir par l'angoisse devant notre finitude, que nous ne pouvons plus nous reposer sur notre douce assurance, que nous pouvons regarder d'un autre oeil les choses, les autres. Nous découvrons leur mystère qui nous étonne, nous interroge et nous inquiète. Alors s'ouvre un autre chemin que celui du savoir, de l'instrumentalité et de l'efficacité. Au lieu de nous imposer, nous nous effaçons, permettant aux choses, aux autres, d'être dans leur mystère. Exister authentiquement, c'est être capable de dépasser la pensée technique, d'agir sans principes, sans pourquoi, d'aborder les choses, autrui, cet enfant-ci sans idées préconçues, sans idée ni de son déterminisme, ni de sa dignité, et se laisser étonner, déranger. Nos bonnes raisons, nos bonnes intentions nous rassurent et empêchent la rencontre avec l'extériorité sensible dans ce qu'elle a de surprenant, d'inquiétant. Or, seul le dérangement, qui nous surprend et nous inquiète, suspend notre savoir, permettant à autrui d'être sans que nous nous imposions. Permettre à chaque enfant d'être suppose donc ce dérangement, cette inquiétude sur fond d'angoisse devant notre propre insignifiance, convertissant notre regard de technicien, sûr de lui, en regard d'artiste, inquiet, sans certitude, pour laisser l'autre paraître en lui-même et non tel que nous nous le représentons. Seule l'angoisse, née du choc de la finitude, peut briser notre égoïsme, notre insouciante certitude d'être, et provoquer un trouble qui ouvre la voie du désintéressement, la voie de l'éthique. Quoi de plus difficile pour un être qui n'aspire, le plus souvent, qu'à la tranquillité, qu'à se fondre dans le train-train quotidien qui conforte son assurance et qui s'assure sur ses bonnes intentions ?

Il nous faut apprendre à ne pas nous laisser fasciner par notre boite à outils pédagogiques, ce qui impose que nous renoncions à n'y voir que de simples moyens. Elle n'est pas notre boite, mais celle de notre monde dont l'agencement nous dépasse. Il nous faut, non seulement faire avec, mais y puiser ce qu'elle nous offre comme espoir et possibilités, mais il nous faut aussi en mesurer tout le risque. Nous avons le devoir de mettre tout notre pouvoir au service de ces enfants-ci qui ont besoin de notre aide ici et maintenant, mais au pouvoir le plus extrême doit répondre la responsabilité la plus aiguë. Chaque enfant-ci est dans la sphère de notre pouvoir, et il en a besoin, mais il est aussi menacé par lui. Le danger dépasse la simple action opératoire qui oublierait la fin pour laquelle elle travaille ; il est inhérent à la raison elle-même et ne peut donc se laisser circonscrire par elle.

La pédagogie ne sera un art que si elle est désintéressée, si nous apprenons à voir avec des yeux d'artistes, à ne pas soumettre chaque enfant à notre regard scientifique et technique, si nous acceptons de nous laisser intriguer, interroger au lieu de nous imposer, si nous nous dégageons de nos habitudes quotidiennes pour le voir comme si c'était la première fois. Pour Kant aussi, la pédagogie ne peut être qu'un art, un art raisonné, une pratique et non seulement une technique, imposant le dépassement de son point de vue particulier, de ses intérêts pour prendre autrui en considération. Mais, pour Heidegger, ce chemin n'est pas celui qu'ouvre la volonté, la réflexion par détachement de la sensibilité. Au contraire, il ne s'ouvre que lorsque la raison vacille et se laisse saisir par la sensibilité, par un sentiment, par l'angoisse. Nous ne pouvons faire autrement que d'user de science et de techniques ; mais nous devons aussi dire non à notre volonté de maîtrise. Ce non peut-il venir de la raison comme le suggère Kant ? Ou ne peut-il venir que d'une déstabilisation de la raison comme le suggère Heidegger ? Entre l'art raisonné et l'art sans raison comment choisir ?

Notes
297.

Martin Heidegger, Essais et conférences, op. cit., p. 143.

298.

Martin Heidegger, Essais et conférences, op. cit., p. 144.

299.

Ibid., p. 48.

300.

Si, dans Etre et Temps,exister authentiquement, c'est-à-dire s'arracher au on, c'est intégrer dans son projet d'existence les choses, les étants sur le mode de l'instrumentalité, à partir de la Question de la technique, ce mode d'être devient le mode même de l'inauthenticité, celui de la pensée technique.