Avec ou sans raison ?

Seul le principe d'universalité, faisant de chaque enfant-ci un être de même valeur que soi et que tous les autres, ouvre à la moralité. Voir en chaque enfant un membre de l'Humanité, c'est le voir comme fin en soi ; dès lors, il ne peut plus être traité comme un simple moyen au service de telle ou telle fin, ce qui impose une limite à nos prétentions scientifiques et techniques. Pour Heidegger, se référer à la raison c'est céder, non seulement céder à la médiocrité du on etse donner de bonnes raisons pour justifier son existence, mais encore, en toute bonne conscience, dévaloriser la réalité sensible et s'autoriser sur elle toutes les manipulations. Si la moralité doit commencer par l'établissement de principes, il nous faut effectivement, au nom du principe d'universalité, détourner notre attention de cet enfant singulier, des circonstances et résultats de notre action, pour faire retour en soi, en sa raison. La moralité implique la mise à l'écart des émotions, des intérêts sensibles et la prise en considération de la seule forme de notre action, sans souci pour son résultat concret et quel que soit son dommage pour autrui concret. C'est l'Humanité qui appelle notre soin et notre vigilance et nous devons refuser tout ce qui lui porte atteinte. Pour Heidegger, nous ne nous trouvons pas face à l'Humanité, mais face à des personnes concrètes ; autrui est déjà là et je le rencontre avant de l'avoir pensé, et c'est cet être là concret qui exige notre soin et notre vigilance. Pouvons-nous, au nom de l'Humanité, de la Dignité, nous désintéresser du résultat de notre action et de ses conséquences réelles, de son degré de violence ou de bienfaisance pour ces enfants-ci concrets ? Que vaut une éthique qui, pour ne pas être violence à une Idée, se rend indifférente à ces enfants-ci ? Pouvons-nous nous satisfaire d'une forme quelconque de violence ?

Suivre Heidegger, c'est aussi tenir à l'art, mais renoncer au raisonné. L'art est au-delà de la raison, car là où il y a raison il y a calcul, souci de certitude et principes-alibis servant la technicisation. Penser par Idées, c'est uniquement se soucier de soi, chercher à se rassurer, construire un système englobant où on n'est plus seul et où tous les pourquoi reçoivent une réponse. Comme la technique, la réflexion pratique intègre autrui dans une totalité pensée pour lui, refusant de le laisser être. Il n'y a pas de différence entre penser par Idées et penser par calcul. Nous mettons de l'ordre dans ce désordre à seul but de nous rassurer. Or, l'être est ce qui échappe à tout contrôle, à tout système. Seule l'angoisse de notre propre insignifiance, seul le choc de notre finitude peut nous déstabiliser et nous faire lâcher prise. Alors seulement, abandonnant sans l'avoir choisi nos certitudes nous nous ouvrons au non explicable, au non démontrable, permettant à autrui d'être en lui-même et non tel que nous nous le représentons. Plus nous raisonnons, plus nous cherchons des raisons à notre être-là, plus nous nous rassurons et plus nous déployons de techniques pour nous sentir assurés. L'éthique ne prend pas sa source dans la raison, dans une décision d'agir par bonne volonté. Elle ne peut naître que de sa déstabilisation. Mais, si seule la sensibilité, l'angoisse de notre insignifiance peut convertir notre regard intéressé et sûr de lui en regard désintéressé permettant de voir autrement que ce qui se voit habituellement, pouvons-nous, sous prétexte que la raison arraisonne, confier notre action à nos seules rêveries de poètes ? S'il nous faut abandonner les Idées que nous reste-t-il pour nous orienter ? Devons-nous faire de l'ordre naturel, de la réalité sensible de ces enfants-ci un ordre inviolable et sacré ? S'il nous faut, parce que notre intervention est toujours volonté de maîtrise, nous efforcer de laisser-être l'étant, laisser-être cet enfant-ci par lui-même, ne sommes-nous pas alors conduits à renoncer à sa perfectibilité ? Si les Idées sont sans souci pour les êtres concrets, y renoncer est-ce sans risque ?

Kant admettait bien lui-même que notre sensibilité puisse être affectée sans qu'elle nous conduise hors de l'éthique, qu'il peut exister, au-delà de l'explication logique, théorique ou pratique, une manière de voir totalement libre et désintéressée, et que cette activité nous prépare à la moralité en nous ouvrant à l'universalité. Mais l'expérience esthétique ne peut être qu'exceptionnelle et ne nous exempte pas de nos tâches quotidiennes. Elle nous montre, certes, que l'harmonie entre nature et Liberté est possible, mais ne nous dispense pas de l'effort de notre raison, car elle seule est capable de nous orienter. La pratique est bien un engagement concret où chacun est confié à la garde de chacun. Chacun a le soin, par sa raison, de respecter en tout autre un être de même Dignité, ce qui le rend responsable des inconséquences que sa pratique peut engendrer lorsqu'il se laisse gouverner par des intérêts sensibles. Sa boussole dans ce monde est sa raison et la question qu'il ne doit jamais perdre de vue est celle des fins. Celui qui ne cultive que les moyens s'en remet à la seule réalité présente. Seule la vigilance de la raison peut nous aider à faire en sorte que notre action ne soit pas simple efficacité de gestion. Mais que devient cette vigilance dans nos gestes concrets au quotidien ? Il nous faut nous engager, choisir des moyens, mais ce faisant nous nous engageons dans une voie qui nie la Liberté. Nous ne sommes pourtant pas autorisés à nous abstenir, et il nous faut tenir la contradiction. Les moyens que nous utilisons, ici et maintenant, pour ces enfants-ci, valent par l'intention qui les porte. Se référer aux Idées, ce n'est pas nier la réalité sensible de ces enfants-ci, mais s'interdire de les enfermer dans leurs déterminations. Les Idées, forces critiques et dynamiques, ne nous autorisent pas à nous satisfaire de la réalité présente et nous donnent l'élan nécessaire pour nous engager. Mais elles ne sont d'aucune aide pour nos buts concrets. Nous pouvons toujours dire qu'elles ne nous autorisent pas à tout circonscrire, mais dans l'action concrète, ici et maintenant, la technique présente sur elles l'immense avantage d'être un vécu, de pouvoir se construire peu à peu concrètement tout en conciliant un certain nombre de vertus valorisées : la précision, l'exactitude, la rigueur, le réalisme, le sérieux, et surtout de se prouver qu'il y a des possibilités, que tout n'est pas déterminé, que nous avons et que ces enfants-ci ont encore d'autres possibilités. Comment alors ne pas s'arroger tous les droits, tous les pouvoirs, ne pas établir sur eux une relation de souveraineté ? Il nous faut alors revenir aux Idées. Mais que vaut l'art raisonné si la réponse qu'il nous donne ne prend pas la mesure de ce qu'il devrait circonscrire ? Nous nous voulons la mesure de la technique ; nous le devons et nous le pouvons, présupposant que nous, qui servons de mesure, ne sommes pas affectés par le mesuré. Mais que peut valoir une pratique qui se refuse à prendre la mesure du problème technique ? Si la technique est le mode de pensée qui inévitablement s'impose tout en s'appuyant sur la raison, comment la raison pourrait-elle la limiter ? Et si c'est ailleurs qu'il nous faut rechercher la limite, l'angoisse de notre insignifiance peut-elle être une réponse satisfaisante ? Car enfin, si le choc de l'angoisse, angoisse de la mort, angoisse du néant, angoisse de mon insignifiance, qui me brise et fait perdre à la raison sa première place, rend absurdes mes prétentions, ne rend-il pas aussi absurde toute prétention à l'action pédagogique, tout souci d'autrui et toute responsabilité à son égard ? Comment, dans le non sens, ne pas être tenté par le repli, l'indifférence, le refus de toute responsabilité ? Si le respect de l'Humanité est sans souci pour l'enfant concret, l'angoisse de notre insignifiance n'est-elle pas encore souci de soi plutôt que souci d'autrui ? Suffit-elle à ouvrir à l'éthique, aux autres concrets ? Le rapport éthique à l'autre ne peut être que rapport désintéressé, de non maîtrise qui lui permet d'être lui-même, mais peut-il être indifférence à ce qu'il devient ? Ne comprend-il pas aussi une obligation envers lui ?

Nous ne pouvons nous engloutir dans la science et la technique. Kant et Heidegger nous le rappellent. La pratique pédagogique est un art qui ne peut entrer dans une logique de l'objet, dans l'ordre de la maîtrise. Nous ne pouvons faire autrement que d'user de techniques, mais nous sommes portés sur une voie qui nie la Liberté ou qui asservit l'autre concret. L'art raisonné par les Idées, le regard poétique ne sont pas de l'ordre de la connaissance. Seule l'humilité, imposée à notre pouvoir de connaître, nous ouvre à l'éthique.

Kant nous invite à poser les limites au-delà desquelles notre action ne serait que simple technique. Mais, nous dit Heidegger, la technique n'a pas de limites ; elle n'est ni neutre, ni purement instrumentale ; elle affecte l'essence même de l'homme et le conduit inévitablement hors de l'éthique. Penser par Idées, c'est encore assurer notre pouvoir de maîtrise, avec d'autant plus de force que cette pensée nous donne bonne conscience. La raison ne permet pas la vigilance éthique ; elle ne permet que de mieux asseoir nos techniques et de continuer, sous couvert de respect de l'Humanité, à ignorer chaque enfant concret. Or, c'est bien dans le concret, ici et maintenant, face à cet enfant que la moralité peut avoir un sens. Les principes ne valent rien s'ils ne sont que des abstractions sans effets dans la quotidienneté, s'ils ne sont que des parures, s'ils ne nous permettent pas de convertir notre souci technique d'efficacité en souci désintéressé. La pédagogie ne vaut que comme art non raisonné, capable non seulement de renoncer à toute prétention de maîtrise scientifique et technique, mais aussi à toute certitude pratique, à tout fondement rationnel, à toute idée ou représentation que nous nous faisons d'autrui. Ce n'est qu'alors que notre regard peut se faire poétique, désintéressé, ouvert au non explicable, au non démontrable, au non évaluable, au non maîtrisable, nous permettant de voir chaque enfant autrement que comme moyen, comme simple objet à soumettre à nos exigences théoriques, techniques ou pratiques. L'art pédagogique ne peut être que non raisonné s'il ne veut pas se contenter d'abstractions, n'être qu'un masque de vertu, et s'il veut rester attentif à l'autre concret, indépendamment de l'idée que nous nous faisons de lui, de l’œuvre que nous voudrions réaliser, de l'idéal que nous nous représentons. La Liberté et la Justice nous donnent bonne conscience, nous rassurent et nous permettent de mieux nous imposer en continuant à ignorer chaque enfant concret ; ce n'est que noyer l'autre dans nos bonnes intentions, nous couvrir de parures à seule fin de masquer notre volonté de maîtrise. Mais, sans la force éclairante des Idées et avec pour seul horizon ma propre insignifiance, ma responsabilité à l'égard de chaque enfant conserve-t-elle encore un sens ? Si les principes, les bonnes intentions ne suffisent pas à éveiller des gestes concrets d'humanité, ne demeurent-ils pas cependant nécessaires ? Entre l'art sans raison qui nous ouvre au désintéressement, à l'enfant concret, et l'art raisonné qui nous permet de penser chaque enfant comme membre de l'Humanité, y a-t-il obligatoirement disjonction ? Devrons-nous choisir l'un contre l'autre ? Pouvons-nous, sans contradiction, faire de la pédagogie un art raisonné et un art sans raison ?