Avec et sans raison

Nous ne pouvons que dire oui à ce monde, oui à la réalité, oui à la technique. Mais, nous ne pouvons aussi que dire non, non à ce monde, non à la réalité qui n'est pas ce qu'elle devrait être, non à l'impératif technique. Si nous ne pouvons nous fier ni à notre raison, ni à notre spontanéité, ni à la manière commune de penser, il nous faut bien pourtant agir sans céder notre responsabilité ni à d'autres, ni à la technique. Nous voilà sans recours et pourtant redevables de ces enfants-ci, là devant nous. Nous avons bien à répondre de notre droit d'être là face à eux, de notre place, de nos actes et de leurs conséquences. Dans ce face à face, sans recours et pourtant obligation, se joue notre responsabilité.

Nous ne pouvons abandonner ces enfants-ci à leur échec et à leur malaise. Il nous faut bien rechercher d'autres possibilités si nous ne voulons pas céder devants les faits. Il nous faut bien trouver les moyens qui les aideront à progresser. Les techniques que nous déployons ne sont jamais neutres, non seulement parce qu'elles participent du mode de pensée qui s'impose, mais aussi parce qu'elles sont la projection d'une intention. Chercher et chercher encore les moyens qui permettront d'atteindre tel ou tel résultat, telle ou telle compétence, tel ou tel comportement... relève de notre responsabilité. C'est se donner une ambition toujours plus grande et ne pas se contenter de ce qui se fait, de ce que l'on fait, de ce que l'on sait faire. C'est aussi signifier à chacun de ces enfants-ci qu'ils sont des possibilités, qu'ils ne peuvent se contenter de ce qu'ils sont, de ce qu'ils font, de ce qu'ils savent faire. Le souci technique porte en lui l'aspiration au changement ; il y a du possible, tout n'est pas épuiséétait déjà le présupposé de la poièsis. Il est un pari, une audace que l'on accepte de prendre alors que l'on pourrait s'en dispenser en se contentant de gérer ce qui existe, en disqualifiant définitivement ces enfants-ci. Qui pourrait nous en faire le reproche, puisque ces enfants-ci sont si dérangeants que beaucoup n'aspirent qu'à leur mise à l'écart ? Pourtant nous ne pouvons pas ne pas voir que ce qui est audace est aussi risque. Et s'il faut que quelque chose advienne pour que nous ne sombrions pas dans la frénésie technique, mais que l'angoisse de notre insignifiance ne suffit pas car elle risque de nous démobiliser, ce quelque chose pourrait être quelqu'un, cet enfant-ci qui résiste à ce que nos bonnes intentions voudraient pour lui. Pouvons-nous, sans contradiction, vouloir faire de la pédagogie une pratique morale basée sur le respect de l'Humanité en chaque enfant et une éthique issue de la rencontre sensible avec cet enfant-ci concret ?