. Cet enfant-ci

Dans l'action quotidienne j'ai, à chaque instant, ces enfants-ci, là devant moi. J'ai une tâche à accomplir. J'ai étudié le référentiel ; j'ai défini les objectifs à atteindre. J'ai réfléchi aux moyens, à la présentation de la séquence en fonction de l'idée que je me fais de ces enfants de lycée professionnel, de leur profil, de leur situation d'élèves en échec, de leurs difficultés, de leur peu de motivation pour l'apprentissage, de leurs angoisses, de leur agitation, de leur faible capacité à se concentrer... Ces enfants-ci constituent un ensemble auquel je m'efforce de donner un contenu pour adapter mon action, et j'attends d'eux un effort en échange de ce que je leur donne. J'ai aussi réfléchi à ce qui devrait être, et je m'irrite devant l'inégalité de leur position et le risque d'exclusion qui les menace. Et souvent, je me décourage devant l'inutilité de mes efforts quand, contre toute attente, l'un se lève, l'autre s'endort, le troisième rêvasse, le quatrième conteste... Insaisissable, cet enfant-ci ne correspond jamais à l'idée que je peux m'en faire ; il résiste, n'écoute pas, ne prend pas de notes, n'a pas son livre, n'a pas fait ses exercices, s'agite, pousse un cri, se lève, en interpelle un autre, bavarde, fait tomber ses outils, regarde les messages de son portable, se balance, baille, rêvasse, s'endort... Ma programmation est fichue, ça ne passe pas ! Me voilà désarçonnée, déçue. Accrochée à mes certitudes, à ce que je pense être bien pour lui, je refuse le plus souvent de me laisser déstabiliser ; je rappelle à l'ordre, au silence et à l'écoute, je sanctionne ; il me faut bien boucler le programme ! Désarçonnée, je mets en cause mon savoir-faire ; il me faut encore affûter mes outils, apprendre à les manier de façon plus habile, et je continue à m'affairer.

Et il y a aussi celui-là, cet enfant-ci qui ne dit rien, qui ne demande rien, si ce n'est que je laisse tranquille. A mes questions, il ne sait répondre qu'il ne sait pas et, si j'insiste, me rappelle qu'il est nul, qu'il a toujours été nul, et que si je ne veux pas le croire, il me suffit d'attendre : ‘«’ ‘ Vous verrez bien ! ’ ‘«’. Celui-là ne s'agite pas, ne conteste pas. Il se fond dans l'ensemble n'attachant d'importance qu'à ce que nos regards ne se rencontrent pas. Penché sur son bureau, apparemment concentré, il refuse pourtant de se sentir concerné. Il me demande de ne pas lui prêter attention, de le laisser en paix et peut se faire violent quand de cette demande je ne veux rien entendre. Il me regarde avec animosité, jette ses affaires et parfois quitte la classe. Il me faut le rappeler, négocier... Ma programmation est encore fichue !

La résistance de cet enfant-ci, de celui-là, là devant moi, me met en cause ; je m'empresse de trouver les moyens de recréer de l'ordre, de me prémunir contre ce qui me déstabilise. Ma résistance est-elle autre chose que volonté de maîtrise ? C'est bien moi qui me pose, moi qui impose, moi qui refuse d'entendre ou de voir ce qui me résiste, moi qui recherche les moyens de m'assurer. Mais même si je m'efforce de le voir mieux, de le détailler, de lister ses caractéristiques, son profil, ses besoins, ses manques, ses compétences, ses différences...., la liste restera infinie. Cet enfant-ci demeure toujours autre, irréductible à un contenu ; aucune connaissance, aucune Idée ne peut le saisir ; il est toujours une exception. Refuser cette exception n'est-ce pas oublier ce que chacun de ces enfants-ci est par lui-même et s'autoriser sur lui le mépris, le conflit, la violence qui refuse d'entendre ce qui lui résiste ?

Parfois aussi, bien plus rarement, c'est le silence qui m'impressionne. Un, plusieurs regards, tournés vers moi, ces enfants-ci boivent mes paroles. Au lieu d'en être rassurée et d'enfin me féliciter de leur attention, je perds pied ; prenant conscience de tout le pouvoir que je peux exercer sur eux, je m'arrête, bafouille, interpelle l'un ou l'autre pour rompre cet intolérable. Ces enfants-ci ne sont pas seulement ces agités qui résistent, que je subis, mais aussi ces êtres dociles et faibles sur lesquels je peux tout. Dans mon obstination à m'imposer se révèle mon égoïsme et sa violence ; dans ma déstabilisation, fais-je l'expérience de la rencontre authentique ? Ou est-ce quand coulent les larmes de cet enfant-ci, que son regard se fait triste et absent, que je n'y suis pour rien et que pourtant je me sens concernée, qu'il m'absorbe, que j'hésite et cherche le regard, le geste qui pourrait l'apaiser ?

Si quelque chose peut me déstabiliser et me faire lâcher prise, c'est bien cet enfant-ci, cette part de lui qui échappe à toutes mes prévisions, qui échappe à l'image que je me fais de lui, qui résiste à la conceptualisation, qui résiste à ce que mes bonnes intentions voudraient pour lui. Chaque enfant-ci, à tout instant, se dérobe ; il n'est jamais ce que je pense, ce que je veux, ce que je crois. Et, à chaque instant, aussi je me dérobe ; je l'oublie, je refuse de le voir tout en clamant que c'est lui mon souci ; je voudrais dans mes bonnes intentions le saisir, mais il m'échappe et quand, enfin, j'arrive à le saisir, à l'intégrer dans mon système de références, je l'oublie dans sa particularité. Cet enfant-ci me dérange et c'est bien peu que de le dire ! Il gêne ma progression, est l'obstacle qui m'empêche de réussir ma programmation, comme je le dérange, lui qui a bien d'autres soucis que ceux que je pense bons pour lui. Et il me donne mauvaise conscience, m'oblige inévitablement aux mêmes interrogations : ‘«’ ‘ Ai-je le droit de l'ignorer ? Dois-je continuer sur ma lancée ou m'arrêter ? Que me faut-il faire ? ’ ‘«’. Je n'en sais rien ; je n'ai pas de réponse et pourtant, il me faut à tout instant en trouver une, et c'est sans réflexion que je réponds. Cette mouvance, qui vient mettre du jeu dans la séquence que j'avais si soigneusement préparée, forme les racines du quotidien. Ces péripéties aucun récit, aucune description, aucune grille, ne peut les saisir ; aucune volonté ne peut les circonscrire. Si l'art pédagogique, pour ne pas être violence à ce que chacun est par lui-même et non tel que nous le concevons, se doit d'être non raisonné, si l'éthique exige qu'une limite vienne se poser face à nos prétentions et à nos bonnes intentions afin d'éprouver une mise en question de soi, c'est bien ici dans cette relation qui se cherche au quotidien qu'elle peut avoir son lieu.

Quand cet enfant-ci résiste ouvertement ou non à mon emprise, mais aussi lorsque, dans son regard, je lis la faiblesse, le sans défense exposé à mon emprise, ou encore dans ses larmes le peu de sens de ce que je fais, je suis, malgré moi, contrainte à quitter mon cadre de références. J'ai devant moi, non un objet que je peux connaître et maîtriser, mais une résistance, l'irréductible qui m'échappe et me déstabilise. Cet enfant-ci me mène au-delà du savoir et du représentable, sans pour autant perdre toute signification puisqu'il m'arrête et m'oblige à trouver des ressources autres que celles que j'avais prévues pour lui répondre. La résistance qu'il m'oppose n'est pas essentiellement une résistance physique ; elle est résistance de ce qui, dans cet enfant-ci, demeure autre, autre que moi, autre que l'autre, autre que les autres, hors de portée de mes connaissances, de mes techniques, de mes Idées ; il est cet infini que je ne peux ni limiter, ni mesurer, et qui toujours m'échappe. Cet autre arrête mon insouciante certitude de moi-même, me met en cause et m'oblige à être pour lui : que je le rappelle à l'ordre, que je l'interpelle, que je négocie ou que je cherche ce qui pourrait l'apaiser, c'est lui qui m'oblige à être pour lui, à lui faire une place dans mon système. Je sais qu'il y aura de l'imprévisible, je lui fais une place, mais je ne peux jamais prévoir ce qui réellement va survenir. Ce n'est pas Moi qui, par l'effort de ma volonté, me mets en question, mais je suis mise en question par l'autre qui m'inquiète et me dépossède de l'idée que je me fais de lui et de moi. Insaisissable, aucun concept, aucune Idée, ne peut rien en dire, car tous deux unifient par delà les particularités concrètes qu'aucune réflexion ne peut saisir. Accepter que cet enfant-ci soit autre que ce que je peux penser ou connaître, m'oblige à reconnaître qu'il est encore une autre possibilité, un ensemble d'autres possibilités que je ne peux circonscrire, et m'oblige à une autre possibilité. Se laisser saisir par l'altérité,c'est voir l'autre de cet enfant-ci qu'aucune pensée ne peut enclore et qui ainsi échappe à toute volonté de maîtrise. Sans que je réfléchisse, je suis contrainte de répondre, sans savoir ce qu'il serait bon de faire. C'est parce qu'il est autre, inaccessible, inconnaissable que face à lui la raison se brise et lâche prise.

Chacun de ces enfants-ci résiste ; il me dérange et il nous dérange. Quoi de plus tentant alors que de les ignorer, eux qui ne veulent rien entendre, eux qui nous renvoient à l'absurdité de nos prétentions ! Et c'est bien souvent ce que nous faisons. Aller vers l'autre n'est pas un élan spontané, ni un acte de volonté. Il consiste à se laisser saisir, surprendre, sans se dérober, et à répondre sans chercher la maîtrise, sans violence. Il me faut être suffisamment déstabilisée pour renoncer à ce que je voudrais pour l'autre et me mettre à son service. Mais, le plus souvent, je refuse de reconnaître l'autre comme autre, échappant à mon emprise ; je m'arc-boute pour protéger mon Moi et n'entends pas la voix de l'autre devenue inaudible. Je ne suis pas souvent à la hauteur de cette exigence, de cette attention désintéressée et de cette vigilance ; j'ai plutôt tendance à me perdre en paroles, en ordres, en techniques et en ruses, et à évacuer les scrupules, la mauvaise conscience, mais cet enfant-ci peut aussi me faire perdre ma sérénité quand il m'ouvre à l'inexplicable. Il est d'abord, et le plus souvent, présent comme partie d'un ensemble où comme personne singulière il n'existe pas. Mais il se manifeste aussi par une autre présence qui résiste à mes visées, se refuse et vient contrecarrer mes prévisions. Je peux refuser cette autre présence et camper dans ma position. Je peux aussi m'en laisser saisir, me découvrir non indifférente à cette différence, sans défense livrée à l'autre, responsable de lui, capable de le supporter, de l'avoir à charge et de l'approcher sans brutalité, sans violence. Il me faut parvenir à le voir, avant qu'il ne se confonde à nouveau avec le groupe, le groupe classe, le groupe des enfants en échec, le groupe des enfants défavorisés, l'Humanité. C'est par cette responsabilité, autre que celle du sujet autonome que je ne suis pas seulement Moi, bonne conscience, injuste parce qu'assurée d'elle et sourde à ce qu'elle peut accomplir de violence, mais aussi moi, sujet singulier face à un autre singulier, mauvaise conscience, devant justifier son droit d'être, non pas par des règles institutionnelles ou universelles, mais par le souci de l'autre, de cet enfant-ci qui me regarde toujours même s'il ne me regarde pas, même s'il ne me demande rien.

Sans cette rencontreje peux continuer à vivre tranquille, assurée de moi-même. Je peux, en toute bonne conscience, continuer à me représenter chaque enfant comme quelque chose, l'observer, le comparer, l'évaluer, me le représenter comme un objet à maîtriser ou comme un membre de l'Humanité, mais dans les deux cas, cet enfant comme autre dans son unicité est compromis, facilitant l'action technique. De telles représentations ne peuvent être exclues mais c'est seulement son unicité, son altérité qui, avant toute réflexion, me contraint par une force plus grande que ma volonté à être pour lui. Face à lui je ne peux plus continuer dans mes certitudes. Sa résistance est source de violence lorsque je refuse de me laisser déstabiliser, lorsque je préfère me dérober et camper dans mes certitudes, parce que j'y lis un danger pour mon propre pouvoir ; la peur de perdre mon assurance m'ouvre au mépris de ce qui est autre, me donne envie de le meurtrir, libère ma violence, qu'elle soit celle de mes paroles, de mes techniques, de mes ruses ou de mon indifférence. Mais, quand dans sa résistance je suis capable de lire, non pas un danger pour moi mais un danger pour lui, sa faiblesse est un commandement qui m'enjoint de répondre ici et maintenant, immédiatement, de me préoccuper de lui avant de me soucier de moi. Elle me commande de ne pas l'écraser, de ne pas lui faire violence, de ne pas non plus l'ignorer et me désister, mais de me soucier de lui et de ce qu'il deviendra si je ne fais rien. Elle met en question mon droit d'être, mon droit d'être là ici devant lui et m'ouvre à la crainte pour lui, pour tout ce que mes faits, mes paroles, mes gestes, malgré mes bonnes intentions, peuvent accomplir de violence. La violence, c'est ignorer cette résistance à mon savoir, mes systèmes, et la saisir en la noyant dans la généralité du concept ou de l'Idée. L'autre, inconnaissable que je ne peux saisir que comme trace et que je perds aussitôt que je veux le décrire, est ce qui peut m'empêcher de céder à mes prétentions de vouloir tout connaître et tout saisir.

Mais si je dois aller jusqu'à ce déchirement qui me met en cause, me fait percevoir mes prétentions et mon non sens, la tentation est aussi grande de baisser les bras. Pourtant autrui, chaque enfant-ci, exige mon respect car c'est celui contre et pour lequel je peux tout, et celui à qui je dois tout puisque lui seul m'ouvre à ma subjectivité et donne sens à ma présence. Cet enfant-ci n'est pas seulement le client de ma production ; il est celui qui est nécessairement déjà là pour que mon geste à son égard se produise, pour que ma place dans l'institution puisse être, pour que j'existe dans la société. C'est par lui aussi que je découvre une manière d'avoir des possibilités au-delà des possibilités que je me connais.

Il faut réussir à quitter la servitude du on, de la pensée raisonnable et technique en s'efforçant de ne pas oublier le risque pour chacun, la violence qu'il y subit ; mais ce départ ne se fait pas de son plein gré, ni une fois pour toutes. L'éthique ne commence pas par la prise de conscience de l'universalité mais par la réponse, ici et maintenant, à ce visage singulier. Autrui n'est pas moi ; il est plus que moi. L'éthique consiste à s'apercevoir que je passe après l'autre, et que c'est à partir de son existence que la mienne peut devenir humaine, en m'obligeant à quitter mon système de références ( sociologique, psychologique, pédagogique, idéal...) neutre et impersonnel, pour être pour lui. Ainsi naît ma subjectivité, sujet privé de sa souveraineté mais responsable d'autrui. La présence de l'autre me permet de sortir de moi, d'oublier pour un instant ce que j'avais prévu, de dépasser mes bonnes intentions qui, confrontées à la réalité, souvent se lassent. Cet enfant-ci, sa singularité, son unicité, sa résistance à toute emprise, à toute loi autre que la sienne, m'interdit la lassitude et l'indifférence. Il m'oblige, immédiatement, sans que je puisse me dérober, à répondre, au-delà de ce que j'avais déjà prévu et ordonné, car ce n'est jamais ce que j'avais prévu qu'il me demande. Je ne suis plus alors sujet autonome, soumis à la loi que je me suis fixée, ni citoyen membre de la communauté, soumis aux règles communes, ni enseignant membre de l'institution, soumis aux règles scolaires, mais interpellé par cet enfant-ci qui m'interdit de me satisfaire de ce que je fais pour lui et m'oblige à trouver des ressources pour répondre à sa demande, même s'il ne me demande explicitement rien, même s'il ne s'agite pas, ne conteste pas ou de son malaise ne reste rien paraître.

Il ne me suffit pas d'être comptable de mes actes à l'égard de l'institution et de ses objectifs, à l'égard du résultat attendu par les parents et les élèves et à l'égard de mes principes. Il me faut encore répondre de la violence provoquée par mes gestes, mes paroles et mon action sur cet enfant-ci, mais aussi me sentir responsable de sa souffrance, même si je n'y suis pour rien, de son échec, même s'il a déjà eu lieu. Il ne me suffit pas d'être comptable des résultats de mon action, de mes propres défaillances, de ma propre violence, pour être quitte envers cet enfant-ci. Etre responsable, c'est me sentir concernée par toute la violence qu'il a déjà subie. Chaque fois que j'ai la possibilité de m'opposer à la violence qui lui est faite et de le soutenir, et que je ne le fais pas, parce que je considère que cela ne me regarde pas, je fuis ma responsabilité.

L'éthique est responsabilité concrète, immédiate, présence offerte, inquiétude pour l'autre, non indifférence, tentative de répondre à sa demande, parfois explicite, parfois suggérée, parfois tue, demande d'aide relative parfois à l'apprentissage, souvent à son mal-être, à sa tristesse, à son angoisse du présent, de l'avenir... Elle n'est pas soumission à toutes ses exigences et à sa violence, mais sensibilité à sa souffrance. Elle n'est pas organisation raisonnable avec des plans, des Idées, haïssable car sourde à autrui, intolérance à ce qui est autre, à ce qui résiste, source de haine et de violence. Elle est seulement bonté concrète de la vie quotidienne, réduite à quelques manifestations, à quelques gestes quand nous les trouvons, un sourire, un regard, un mot, une interrogation, un silence... spontanés, hors de toute prévision, découverte en soi de ressources nouvelles pour soutenir l'autre. Aucune manifestation concrète ne peut être suffisante ; il y a toujours et toujours à faire pour aider cet enfant-ci, pour le soulager et l'aider à mieux vivre. La réponse éthique est infinie, m'ouvrant à l'exigence de ne jamais me satisfaire de ce que j'ai fait.

Cet enfant-ci, en échec, a plus que tout autre besoin que nous prenions soin de lui. Parce qu'il a même valeur que tout autre, que le négliger et laisser en friche ses potentialités, c'est faire violence à son Humanité, nous avons besoin de la technique pédagogique qui fait sa règle de la réussite, ce que le hasard de la naissance ou de l'existence ne donne qu'au compte-gouttes. L'Idée d'Humanité nous oblige à pouvoir, à nous rendre responsables de tout ce qui lui nuit, et c'est de ces enfants-ci, les plus faibles, que nous sommes le plus responsables. Mais la prise de conscience de notre responsabilité en appelle une autre, celle de ne pas nous laisser tenter par tout ce que nous pourrions faire. Il faut à notre intervention, à nos bonnes intentions, une limite que la raison ne peut seule nous donner. Prendre soin de ces enfants-ci, c'est non seulement entendre que, plus que tout autre, ils ont besoin d'une aide ici et maintenant, mais aussi entendre ce que chacun d'eux demande et que nous n'avions pas prévu, nous obligeant à faire plus que prévu. Il ne s'agit pas de répondre à toutes ses exigences et se soumettre à sa tyrannie car, si souvent je l'oublie, lui aussi a souvent tendance à oublier les autres qui sont aussi là. Il nous faut apprendre à le voir, non seulement dans ses possibilités, mais aussi dans sa faiblesse, dans son humanité qui fait tomber notre Moi dans son humanité, capable de lui signifier, par ce que nous faisons, qu'il n'est pas seul, que son sort a une importance pour nous.

C'est en agissant dans la situation concrète, sans l'appui d'un savoir, sans l'appui d'un principe, dans la rencontre avec l'autre concret que l'Idée d'Infini prend sens, et dans la réponse à sa faiblesse que nous construisons notre dignité, notre humanité, notre liberté. Pour que la raison soit critique il lui faut d'abord être déstabilisée, et seule la fragilité d'autrui peut me ravir à moi-même, même si elle n'a pas le poids des impératifs catégoriques et techniques qui, le plus souvent, la recouvrent. Préserver ce qui est autre en autrui, c'est préserver l'Infini, l'Infini de l'autre et l'Infini de sa demande qui m'obligent à me détourner du souci que j'ai pour moi, être fini, me somment d'agir, ici et maintenant, immédiatement, et de continuer à chercher les moyens de le servir mais sans le meurtrir, sans violence, sans jamais me satisfaire de ce que je fais. Aucun moyen n'est assez bon, assez juste, il faut continuer à chercher et chercher encore. On ne peut jamais être quitte envers l'autre. On n'a jamais fait son devoir.

Mais cet enfant-ci n'est pas seul ; il y a les autres.