Et les autres

L'éthique ne peut se réduire à un face à face, à une relation exclusive avec l'un. Les autres sont aussi là, et la relation que j'établis avec l'un je dois aussi pouvoir l'établir avec les autres. Ma responsabilité pour cet enfant-ci, la nécessité de mettre un peu d'humanité dans l'inhumanité ambiante m'ouvre à la même nécessité pour tous les autres, à l'Idée d'Humanité et de Justice. Si cet enfant-ciexprime son droit à exister comme autre, l'attention que je lui porte est aussi une injustice pour un autre, pour celui qui n'a rien demandé, pour celui qui ne sait rien demander, pour celui qui a oublié qu'il pouvait attendre quelque chose de quelqu'un, pour tous les autres. Le droit de l'un ne peut exclure le droit des autres à exister comme autre, car chacun est aussi, de par son Humanité, semblable à tout autre. La responsabilité éthique exige donc la justice envers le tiers, le partage, une réflexion sur les conséquences à son égard de l'attention donnée à celui-ci, et, par conséquent, la prise en compte de l'universalité. L'éthique ne peut exclure la morale, la réflexion pratique. Ce pôle reste légitime comme règle pour tous, mais il n'est pas le tout, ni le premier. Il suit l'éveil éthique qui, m'ouvrant à la responsabilité pour l'un, m'ouvre aussi à la responsabilité pour l'autre qui est aussi là, et encore pour celui-là... Il me faut alors revenir à la réflexion, à la comparaison, à l'expression d'un idéal, permettant de régler mon action en la limitant pour l'un pour pouvoir l'ouvrir à tous les autres. La prise en compte du tiers appelle la Justice, la réflexion rationnelle sur l'attitude à avoir avec l'un mais aussi avec les autres. La réflexion sur les principes ajoute à l'intention éthique primordiale l'exigence d'universalisation.

L'éthique est première, la morale seconde. En passant dans la masse de tous, l'autre est neutralisé, aussi l'Humanité, la Liberté et la Justice ne peuvent assurer l'éthique. Ils sont une progression dans la relation, à condition de rejeter l'illusion qu'ils peuvent se suffire à eux-mêmes. La Justice ne prend sens que dans le rapport éthique ; elle n'est pas toujours reprise par le droit légal, d'où la pertinence de toute action, de tout mouvement qui pourrait le modifier. L'éthique ne se confond pas avec le respect de la loi, elle la dépasse, mais ne la rejette pas. Il ne suffit pas de poser les principes pour qu'en découlent systématiquement les moyens, il y faut de la réflexion ; mais cette réflexion n'est ni première, ni le terme du parcours ; elle ne vient pas me dispenser de ma responsabilité pour cet enfant-ci qui reste infinie.

L'éthique ne peut exclure les autres ; ce problème relève de la raison, du jugement et de la capacité d'universalisation, mais elle est violence à l'unicité, tout en étant amenée par elle. Il y a bien nécessité de partage, de limiter la relation initiale et de penser la dignité de l'Humanité, la Justice, et de rechercher les moyens d'instaurer une société plus juste. Mais les bonnes intentions, tant au niveau politique qu'au niveau individuel, oublient la personne singulière et se noient dans la violence lorsqu'elles oublient que la bonté ne peut être ni réglée, ni obligatoire. Il faut bien une Justice, des institutions, des droits, des règles établies qui prennent en compte tous les autres, mais ils ne doivent pas faire oublier l'individu qui, parce qu'il est unique, m'oblige par moi-même à chercher une solution qu'aucune considération générale ne peut établir. La justice ne sera jamais assez juste ; elle ne peut être que mouvement perpétuel entre souci de cette personne-ci et souci de tous, justification de son droit d'être là devant cet enfant-ci, réponse à sa demande, inégalité éthique fondamentale où je n'ai pas de place comme fin, relation dissymétrique, et Justice morale où chacun retrouve sa place, relation symétrique, fondement de la relation sociale et juridique. Mais cette Idée, à elle seule, ne vaut rien car elle autorise la froideur, l'indifférence à l'autre. Comme la morale, l'éthique est sans cesse à réinventer ; elle n'a aucune solution définitive. La tension est permanente entre un cadre général qui doit valoir pour tous et ce que l'individuel exige.

En m'ouvrant à ce que cet enfant-ci, devant moi, exige, je suis conduite, par la réflexion, à l'exiger aussi pour tous, à limiter le privilège de l'un pour penser le droit de tous. Si cet enfant-ci a besoin de notre assistance, que pour lui nous déployions des moyens, alors tous les autres en ont aussi besoin. Et si nos moyens habituels ne suffisent pas à apporter l'aide dont cet enfant-ci a besoin, il nous faut rechercher ceux qui lui permettront aussi de progresser. Et si cet enfant-ci se manifeste comme autre, alors tous les autres sont aussi autres. C'est parce que l'exigence première est infinie que nous sommes amenés à repenser sans cesse le droit de tous, et à ne pas nous satisfaire de la réalité présente institutionnelle et politique qui ne sera jamais assez juste. C'est parce que l'exigence première est infinie que nous sommes amenés, sans cesse, à mettre en cause notre action qui, en voulant tout circonscrire, fait de l'enfant un simple moyen. Parce que cet enfant-ci résiste à l'idée que nous nous en faisons, à ce que nous voudrions pour lui, qu'il ne se laisse pas intégrer dans un système, nous sommes poussés à développer nos connaissances, à affûter nos outils et à penser notre pratique. C'est parce que sa différence ne nous est pas indifférente, qu'elle a déjà un sens avant toute réflexion que nous sommes conduits à réfléchir, à comparer, interpréter, à penser. C'est parce qu'avec cet enfant-ci les autres sont aussi déjà là, que l'aide et le soutien qu'il exige doivent aussi, sous peine de traduire l'injustice, valoir pour eux. Il est toujours unique et incomparable, mais l'éthique ne peut éluder la question des autres. Elle conduit alors à la réflexion théorique et pratique. De l'un, je suis conduite à tous, et de tous à nouveau à l'un qui ne se satisfait pas du tous, puis à nouveau au tous... Finalement, nous retrouvons l'exigence kantienne de ne jamais se satisfaire de la réalité au vu de ce qui devrait être, sauf que ce qui devrait être ne naît pas dans la raison ; il y a bien son lieu ; c'est bien là qu'il se dit, mais la raison ne peut être critique que si elle est amenée à se mettre en question, ce qui n'est possible que parce qu'autrui l'a déjà déstabilisée.