Face à la force éclairante mais neutralisante des Idées, l'éthique pédagogique n'apparaît plus éclairée que par une lueur vacillante, celle du visage de cet enfant-ci, bien prompte à s'éteindre. Elle ne rejette ni les moyens, ni les Idées, mais leur reste supérieure comme possibilité de rupture et de mise à l'épreuve.
L'action pédagogique appelle une part de connaissance et de performance parce que cet enfant-ci exige aide et soutien, mais à n'être que cela, l'action se fait violence, violence sur l'enfant, simple objet, simple moyen. Il y faut des Idées, mais en ne voyant que l'Humanité, c'est encore le Moi qui se cherche et s'impose, s'efforçant d'évacuer la mauvaise conscience. C'est pourquoi, il nous faut aussi apprendre à nous méfier de nos bonnes intentions, qui cèdent si facilement devant le souci d'efficacité et de maîtrise, parce qu'elles nous aveuglent en ne nous permettant pas de prendre conscience de notre insignifiance, de nos prétentions et de tout ce que notre exister peut accomplir de violence. Cet enfant-ci est autre que moi, et sur cet autre je ne peux avoir prise, comme je l'ai des choses que je domine de ma science et de ma technique ; c'est comme autre qu'obligatoirement il m'échappe et ne peut plus être un moyen. Accepter cet enfant-ci comme autre que soi, accepter qu'il reste de l'insaisissable, c'est s'ouvrir à un autre chemin que celui de notre science et nos techniques ou de notre réflexion pratique. Il conduit à la recherche de gestes d'humanité, à une bonté concrète qui n'est pas seulement un vouloir faire le bien, ni une charité calculée en attente de reconnaissance, mais gratuité totale et conscience de son insuffisance. On n'est jamais assez bon puisqu'autrui continue à souffrir, puisque tant de personnes sont laissées pour compte, puisque tant d'enfants en échec sont conduits sur le chemin de l'exclusion et de la violence. Mais elle n'est pas non plus naïveté, simple élan du cœur, ni simple sentiment de bienveillance ou de pitié ; elle est un dérangement, le dérangement d'être soi, dérangement provoqué par l'autre, souci pour lui au quotidien, lien d'humanité où l'autre ne me sert pas de faire-valoir, de moyen mais est fin en soi, avant moi.
La sensibilité à cet enfant-ci concret n'exclut pas l'universalité et les Idées ; elle y ouvre. A côté de cet enfant-ci il y a les autres, tous les autres, espace où vaut l'impératif kantien, espace social où la relation se fait réciproque assurant la cohésion d'ensemble. Avec l'autre, les autres sont aussi déjà là, la justice asymétrique pour l'un corrigée par la Justice pour tous, espace commun où je suis aussi comptée, où je dois m'efforcer de traiter l'Humanité comme fin aussi bien dans ma personne que dans la personne de tout autre.L'éthique, née de la sensibilité, conduit à la raison, aux Idées, à celle d'Humanité, de Justice et à la nécessité d'une justice légale. Elle n'exclut pas l'obéissance à la loi morale, ni à des lois extérieures, car ces règles empêchent aussi de s'accorder toujours la priorité ; elles nous apprennent à toujours réfléchir à la légalité de notre action, à nous décentrer comme l'exige l'altérité. Penser une Idée, un principe, c'est permettre la comparaison entre ce qui est et ce qui devrait être ; elle n'a de sens que par sa face critique qui permet de discerner les insuffisances, de s'indigner, d'entretenir, l'inquiétude, le doute et la polémique ; elle demeure le point de référence qui nous permet de critiquer le système scolaire, la société, notre propre démarche et de ne pas nous en satisfaire. Elle vient nous rappeler, contre nos tentations, que le droit doit être égal pour tous, que les différences concrètes observables ne peuvent en aucun cas justifier l'inégalité, que mon action n'est jamais parfaite, que la pédagogie ne peut être une simple technique. Nous avons raison de nous indigner, de continuer à chercher à améliorer le présent au vu de ce qui devrait être. Mais les bonnes intentions et l'engouement pour les grandes causes ne peuvent suffire, car ils sont surtout flatteurs pour soi, et doivent encore permettre de traiter chacun avec humanité. Si les Idées permettent de fortifier l'éthique, elles sont aussi ce qui peut la perdre quand la raison, le Moi se prend pour le tout et oublie que ce qui est autre que moi a aussi droit au respect, et que je lui suis aussi obligée.
Les Idées, la réflexion pratique, ne sont ni premières ni le tout. Entre la bonté concrète et la raison, le va et vient est incessant, permettant de passer de l'éthique à la moralité, de l'intérêt pour l'un à la considération pour tous, y compris pour soi, de la bonté pour l'un à ce qui serait aussi bon pour tous, de la souffrance de l'un à la recherche de moyens valables aussi pour tous, de la réalité à sa critique, sans oublier qu'un cadre général ne peut dispenser de sa responsabilité personnelle envers chaque enfant-ci. L'éthique n'exclut pas la morale impérative, seulement la sensibilité est première ; secouant notre torpeur elle nous déstabilise, nous ouvre à l'autre et à la critique. Mais cette lueur est très précaire et ne peut être préservée qu'en s'élevant vers l'universalité et, là aussi, elle risque de s'éteindre ; il lui faudra encore être ravivée par la sensibilité.
Quand la technique est sur le point de peser pour son propre compte, d'avoir son centre de gravitation en elle-même, l'éthique pédagogique est non seulement réflexion critique mais aussi, et d'abord, appel à la justification, questionnement sur son droit d'être-là, sur la justice de mon être, sur la violence que j'exerce par mon attitude, mes techniques, mes Idées, mais encore sur tout ce que cet enfant-ci a pu et peut subir de violence et que je cautionne en ne disant rien. Ce questionnement appelle à la responsabilité concrète immédiate, sans pouvoir se retrancher derrière quoi que ce soit. L'éthique est ‘«’ ‘ crainte pour tout ce que mon exister - malgré son innocence intentionnelle et consciente - peut accomplir de violence et de meurtre ’ ‘«’ ‘’ ‘ 301 ’, crainte pour autrui, mauvaise conscience, non-indifférence à ce qui est autre que moi, nécessité de veiller sur lui, de lui montrer qu'il vaut comme fin et non comme moyen. Je ne peux opter pour cette générosité en continuant à croire que je puisse de mon plein gré me mettre à la place des autres. L'éthique est antérieure à tout choix, opposée à mon bon droit, à ce que j'estime le plus approprié pour l'autre ; elle est relation à l'autre, à ce qui toujours reste autre, ni mesurable, ni observable, ni évaluable, au-delà de tout savoir, de tout pouvoir. L'éthique s'oppose à la science et à la technique, car elle ne peut être appropriation ; je ne peux accéder à l'autre en voyant mieux, en le détaillant, en listant ses manques, ses besoins, ses différences. Elle est totale passivité, renoncement à la volonté de maîtrise, à la violence sur l'autre-objet. Je suis responsable sans recours à la loi, sans recours à ma raison, directement et immédiatement de son présent, de son devenir, de sa souffrance qui dépendent de mon égard pour lui, de ma possibilité de donner ce qui m'est le plus cher, mon logis, le lieu même que j'ai construit pour mettre mon Moi à l'abri, ma programmation, mes techniques, mes Idées, pour offrir ma simple présence sans calcul, sans en attendre un quelconque retour, sans récompense, sans réciprocité, sans compensation. L'éthique est une conversion de l'ordre du savoir, du faire et du penser, à celui du donner, de la relation, hors de tout processus intellectuel. L'éthique pédagogique est ce contact sensible, générosité radicale qui donne sa force à la raison, à ses recherches et à sa critique, tout en l'empêchant de sombrer dans la déraison de la générosité programmée. Tendue entre la singularité individuelle et l'horizon universel, l'éthique est exigence de renouvellement, résistance au contentement d'être, à la fascination des évidences et de l'ordre établi.
Emmanuel Lévinas, Ethique comme philosophie première, Paris, Editions Payot et Rivages, 1998, p. 94.