CONCLUSION
LA PEDAGOGIE, UNE UTOPIE

Comment faire de la technique pédagogique un moyen au service de fins humaines ? Telle était notre question initiale, interrogation sur la mise en oeuvre de moyens et leur ajustement aux fins visées, nous renvoyant à la nécessité d'apprécier quelles sont les fins dignes de considération. La technique, moyen éthiquement neutre ne pouvant servir de fins humaines que soumise à une autre instance qui les pose, nous a conduits à formuler une éthique morale arrimée aux Idées qui a rencontré en Aristote et Kant de sérieux appuis. Mais si la technique n'est pas un simple moyen, la question de la technique pédagogique ne peut plus se poser en termes de moyens et de fins. Si la technique n'est pas seulement an-éthique mais anti-éthique, la question ne peut plus se poser en termes de service humain. Et si les Idées ne sont pas forces éclairantes mais masques de vertu autorisant, encore et encore, plus de technique, nous nous sommes fourvoyés. Ebranlée la conception instrumentale de la technique, ébranlé le socle des Idées sur lequel nous prenions appui, notre question initiale ne peut plus être une question et reste donc sans réponse possible. Tout est à repenser : la technique, l'éthique et leur lien. Mais la tâche n'est-elle pas dérisoire ?

Après tout, pourquoi ne pas annuler la problématique en supprimant l'un des termes ? Quand les Idées n'apparaissent plus que comme des idées creuses, quand l'espoir dans le Progrès de l'Humanité fait place au doute, quand la science et la technique nous éblouissent de leur certitude, quand tout se gère et s'évalue, pourquoi ne pas se contenter de la certitude logique des sciences et d'une action applicative technicienne ? parce que ce serait céder à l'impératif technique, céder à la réification ambiante et se soumettre à l'opinion commune qui craint la perte de considération si elle ne se justifie pas devant les sciences ; parce que ce serait accepter de faire du sujet de notre action un simple objet et renoncer à l'humain. Pourquoi, si la technique est le lieu de tous les dangers, ne pas alors y renoncer ? parce que c'est impossible, parce que ce serait encore se retrancher derrière un rideau de fumée et continuer à rêver de maîtrise ; parce que ce serait abandonner ces enfants-ci à leur échec, à leurs difficultés, à leur malaise. La pédagogie ne peut sombrer ni dans la technicisation effrénée, ni refuser la science et la technique. Au terme de notre parcours, même si notre édifice est bien ébranlé, la problématique éthique - technique demeure, mais la question qui se pose est plus radicale et sa réponse moins lumineuse. Comment user de technique, puisque nous ne pouvons y renoncer, sans nous laisser conduire hors de l'éthique ?

La réponse ne peut venir de la technique qui a son régime propre. La pensée technicienne conçoit toute chose comme un objet à connaître et à maîtriser. Pensée exigeante, elle réduit toute chose à ce qui en est observable, vérifiable, évaluable ; elle est la manière communément admise d'intervenir sur le réel pour le fixer et lui donner sens, rejetant dans le non-sens ce qui est insaisissable scientifiquement, non explicable par une série de causes et de conséquences. Pensée conquérante, elle refuse toute limitation s'étendant à l'humain lui-même dont elle fait aussi un objet théorique à connaître et à maîtriser. La réponse ne peut venir de la raison théorique, au service de la technique. Elle ne peut non plus venir de la raison pratique, elle-même condamnée à s'incliner devant l'omnipotence de la technique et de la pensée qui la gouverne, où tout se lit en termes d'explication et de pouvoir. Nous ne pouvons pourtant pas abandonner l'éthique. Mais, si nous ne pouvons nous fier ni à nos élans spontanés, ni à la manière commune de penser, ni à la science et la technique, ni aux Idées, comment, dans le non sens, encore nous orienter ?

Si la technique est anti-éthique, l'éthique pédagogique ne peut être que son opposé. La technique ignorant l'humain, l'éthique ne peut que veiller sur l'humain et sa spécificité. La technique imposant une relation d'objet intégré dans un système, l'éthique ne peut être que lien d'humanité hors de tout système. La technique étant un mode de pensée intéressé, l'éthique ne peut être que désintéressée. La technique s'intéressant à l'observable, l'évaluable, le vérifiable, l'éthique ne peut être que hors du champ de la connaissance. La technique étant volonté de maîtrise, de prise en main du réel, l'éthique ne peut être que lâcher prise. La technique étant recherche de la certitude, l'éthique ne peut être qu'incertitude ou trouble. La technique étant le mode de pensée conventionnel, l'éthique ne peut être que mode de pensée sans souci de convention. La technique ignorant toute limitation, l'éthique ne peut être que limitation. La technique s'imposant à notre volonté, l'éthique ne peut être de l'ordre de la volonté. Si notre raison est incapable de nous faire entendre raison, où et comment entendre la règle éthique de restriction ?

Entre la technique et l'éthique morale il y a encore un reste, et ce reste est tout l'espoir qui nous reste. Ce reste, c'est Samia, Aurélie, Thomas et les autres qui sont là devant moi, qui s'agitent et qui contestent, qui dorment ou se taisent, qui parfois écoutent ou font semblant et qui, le plus souvent, de mes séquences, de mes objectifs et de mes bonnes intentions ne veulent rien entendre. Chacun de ces enfants est bien un enfant en échec, échec qui doit avoir des causes qu'il me faut rechercher pour les aider à progresser. Chacun de ces enfants est aussi le même que moi, le même que les autres, un membre de l'Humanité que je dois respecter et ne pas traiter comme un simple objet de la nature. Etre naturel, membre de l'humanité, il y a encore un reste,cet enfant-ci concret dans sa singularité individuelle, toujours une exception que la science ne peut connaître, que la technique ne peut maîtriser, que la réflexion critique ne peut penser. Est-ce peu ? Est-ce beaucoup ?

C'est bien peu face à nos certitudes scientifiques et techniques. C'est bien peu face à la force éclairante des Idées. Mais l'autre est toujours ce qui m'échappe, et parce que toujours il m'échappe je ne peux entretenir avec lui une relation d'appropriation, que je le reconnaisse ou non. A lui seul, il garantit la possibilité de l'éthique. L'autre n'est que faible lueur, lueur fragile et vacillante, facilement ignorée, facilement éteinte ; il est ce que je ne veux, ni ne peux voir ou entendre lorsque je me présente devant lui armée de mes certitudes et de mes bonnes intentions. Mais il peut, même si son pouvoir est incertain et que du mien je ne veux rien céder, au moins exceptionnellement, m'obliger à quitter mon logis et me faire lâcher prise. Cet enfant-ci, là devant moi, n'est ni un simple objet que je pourrais connaître, ni seulement un membre de l'Humanité semblable à moi et à tous, il est aussi autre, insaisissable, autre que moi, autre que les autres, irréductible à la compréhension et à l'intégration dans un système quel qu'il soit. Il est toujours autre que l'idée que je m'en fais. Je peux l'observer, chercher à le connaître, prévoir ses attitudes, ses résultats, lister ses manques, mais la liste est infinie. Toujours il se dérobe et sa réalité concrète, son attitude, ses réactions viennent inévitablement le rappeler. Je peux camper dans mes certitudes, ne rien voir d'autre que ce que j'avais prévu, mes objectifs, ma programmation, mais alors je me satisfais d'une relation d'objet et refuse le lien d'humanité. Je peux aussi réfléchir sur mon action, sur mes techniques, et rechercher une maxime qui soit plus respectueuse de la dignité de chacun. Mais lire l'Humanité en chaque enfant, c'est encore l'intégrer dans un ensemble et refuser qu'il puisse être autre, autre que l'idée que je m'en fais. Comme la pensée technique, la réflexion pratique cherche une prise sur lui ; l'intégrant dans une totalité, elle refuse sa particularité. L'impératif catégorique, m'imposant de ne pas faire violence à l'Idée d'Humanité, est indifférent à cet enfant-ci, et donc violence à sa singularité. L'éthique ne peut se satisfaire d'une quelconque forme de violence. Alors, c'est aussi beaucoup si, malgré tout, cet enfant-ci peut m'obliger à entendre raison, ébranler mon assurance et ma bonne conscience et me faire renoncer, ne serait ce qu'un court instant, à mon égoïsme, à ma passion de maîtrise qu'elle soit scientifique et technique ou qu'elle se pare des plus nobles intentions, pour être pour lui. L'éthique, non violence à cet enfant-ci, a pour condition cette déstabilisation ; elle ne peut naître que lorsque je perds pied, quand ma raison vacille, quand je ne sais plus ce qu'il faudrait faire, quand je perds tout pouvoir, quand j'oublie ma programmation, mes objectifs, mes diagnostics, mes bonnes intentions, mes Idées, quand je cède toute certitude, toute bonne conscience pour être pour l'autre, ici et maintenant. C'est l'autre, autre que ce que je connais, autre que ce que je pense, autre que ce que j'avais prévu qui peut, seul, mettre en cause mon pouvoir, mes connaissances, mes techniques, mes pensées, qui en rappelle la limite, me rappelle mes limites, mon non-sens, m'obligeant à établir avec lui un lien autre, un lien concret d'humanité, ici et maintenant. Cet enfant-ci, quand il m'ouvre à l'inquiétude pour lui, est le point de résistance qui m'impose la règle de restriction éthique ; il suspend mes élans et m'oblige à la retenue, parce que c'est autre chose que ce que j'avais prévu qu'il me demande. Et c'est beaucoup me demander que de quitter mon logis, de quitter ce qui m'est le plus cher, ce que j'avais construit pour lui avec tant de bonnes intentions. C'est beaucoup de perdre la première place, de ne plus avoir le premier mot. Et c'est beaucoup trop, si à l'inquiétude pour moi se substitue l'inquiétude pour autrui, et si pour cet enfant-ci je ne fais, ni ne ferai jamais assez, si envers lui ma responsabilité est infinie et si pour les autres, qui sont aussi là, ma responsabilité est aussi infinie. Mais, c'est à cette condition qu'une éthique, autre que morale suspecte d'indifférence au sort d'autrui et de violence, peut être envisagée.

L'éthique est cet événement qui, avant toute réflexion, me met en question et m'éveille au scrupule ; elle n'a pas sa source dans la raison et les Idées, mais dans cet enfant-ci, autre toujours insaisissable qui me bouscule et m'empêche de réussir ma programmation. Ce n'est qu'alors, quand je m'interromps, quand je détourne mon attention des objectifs que j'avais fixés, des bonnes intentions que j'avais et qui, l'instant précédent, étaient si importants, que je m'éveille à l'humanité et à la liberté, que je suis contrainte de trouver des possibilités autres que celles que j'avais prévues et que je me connaissais pour répondre à sa demande. La réflexion pratique, arrimée aux Idées, n'est pas le préalable de l'éthique, mais l'éthique y conduit. C'est parce qu'autrui est là, autre que ce que je connais, autre que ce que je pense, que je suis conduite à m'interroger, à développer mes connaissances et à penser. Dans la rencontre qu'il induit, c'est aussi celle de tous les autres qui s'impose. Avec lui, il y a aussi tous les autres qui sont aussi toujours là, imposant de comparer, de juger, de décider.

L'éthique est responsabilité concrète infinie, responsabilité pour ce que nos propres actes induisent de violence sur l'autre mais aussi responsabilité pour l'autre, pour ce qu'il est, pour ce qu'il devient, pour toutes les offenses et violences qu'il a subies et subit, même si nous n'y sommes directement pour rien. Elle exige de ne pas se dérober, de ne pas ignorer cet enfant-ci ni les autres mais de prendre soin d'eux, de les apaiser, de leur redonner confiance, ici et maintenant et, en nous efforçant de répondre à leurs besoins, en les aidant, leur signifier qu'ils ne sont pas seuls, que nous prenons à cœur leur malaise. Pour eux, il nous faut chercher, et chercher encore, les moyens qui leur permettront d'apprendre et de ne pas se laisser conduire sur le chemin de l'exclusion. Bien sûr, la technique est le lieu de tous les dangers, mais trop la fustiger et hurler à la manipulation, c'est aussi s'en prendre à l'espoir qui l'accompagne, l'espoir de pouvoir aider chaque enfant à se libérer de la situation d'échec dans laquelle il se trouve, et cet espoir est aussi celui qui nous permet d'envisager que nous sommes capables de répondre à ses exigences. De nouvelles connaissances, de nouvelles techniques pédagogiques rendent possible cet espoir, espoir non pas conquérant et froid, mais espoir où se mêlent aussi l'inquiétude et le frisson. Il nous faut bien pour aider ces enfants-ci chercher à les connaître, à les décrire, à comprendre leurs attitudes, leurs réussites, leurs échecs. Rien ne peut justifier que l'enfant qui ne se plie pas à la logique du système soit menacé d'exclusion ; non seulement parce que ce serait céder devant les faits, préférer l'injustice à la Justice, mais aussi parce qu'un tel système fonctionne pour lui-même, écartant ce qui gênerait son fonctionnement, attestant de sa violence et de son inhumanité ; il se passe de ce qui lui résiste et rompt le lien d'humanité qu'il a pour tâche de maintenir. Parce que nous ne sommes pas souvent à la hauteur, le système politique et ses lois extérieures, la politique éducative et son organisation d'ensemble sont des moyens inévitables et nécessaires d'organiser la pluralité, où les droits et devoirs de l'un équivalent aux droits et devoirs de l'autre, et de maintenir le lien d'humanité en empêchant concrètement de s'accorder la priorité et que quelque groupe se l'accorde. Mais ces moyens, inévitables et nécessaires, ne sont jamais assez justes. Toute action individuelle ou collective qui vient le rappeler est légitime, non seulement parce qu'elle vient rappeler l'Idée d'Humanité, mais aussi parce que là où nous avons la possibilité de nous opposer à la violence qui est faite à un enfant, que nous pouvons faire ou dire quelque chose et que nous ne le faisons pas, nous cautionnons cette violence et en sommes aussi responsables.

L'éthique conduit à la morale qui la fortifie. Dans l'espace commun à tous vaut l'impératif kantien qui ajoute à l'éthique, au souci de l'autre, le souci de tous et l'exigence d'universalisation. Le pôle moral reste légitime et nécessaire comme règle générale, venant limiter le privilège accordé à l'un et la soumission première à l'autre. C'est par la médiation de tel enfant individuel que nous nous ouvrons à l'universalité, aux Idées de Justice, d'Egalité, d'Humanité. Si nous ne voulons pas et ne pouvons pas, parce que ce n'est pas cette demande que nous adresse cet enfant-ci, nous contenter de gérer ce qui est et en viser l'amélioration en termes de résultats évaluables et au moindre coût, si nous refusons de nous soumettre au conformisme ambiant où tout se gère, où la dignité de chacun varie en fonction de l'évaluation, de ses résultats, si nous refusons l'injustice et la soumission des uns à d'autres jugés plus dignes, il nous faut aussi tenir à nos Idées. Et même quand se développe le doute quant à tout projet global éducatif et social, et même quand les faits contredisent l'Idée de Liberté, l'Idée de Justice, nous n'avons pas à céder mais à reconnaître l'inadéquation de la réalité avec ce qui devrait être et sa perfectibilité qui imposent d'agir, en continuant à chercher, encore et encore, les moyens permettant d'améliorer la situation présente. Et même si les Idées ne sont que des hypothèses et que seule la science est certitude, la science et la technique ne peuvent décider de leur impossibilité. Elles appellent une pratique sans que d'elles, concepts vides, nous puissions la déduire. Elles nous imposent d'intervenir, de nous opposer à la réalité scolaire, sociale, d'inventer de nouvelles maximes d'action, de nouvelles connaissances, de nouveaux moyens, et de ne pas nous contenter de ce qui est, de ce que nous connaissons, de ce que nous faisons, de toujours continuer à chercher, sachant que cet effort ne sera jamais terminé et qu'il nous faudra, à nouveau, confrontés à nos contradictions, critiquer ce que nous venons de trouver. Sans Idées l'action pédagogique ne serait pas morale, pas critique. Comme horizons de sens, comme principes de réflexion, elles stimulent nos efforts, nous interdisant de nous satisfaire de la réalité présente et de céder à la prétention d'avoir trouver le bon moyen, la bonne méthode ; elles nous permettent aussi d'entretenir le doute, la polémique au sujet du système scolaire et social, au sujet de toute théorie pédagogique, au sujet de notre propre action. Contre la frénésie ambiante, il nous faut aussi faire appel à notre réflexion critique dont les Idées constituent le seul guide. Parce que nous ne sommes pas souvent à la hauteur du visage, il nous faut aussi tenir à nos Idées qui, même flatteuses pour soi, nous imposent de penser les autres au moins comme autant que soi, comme autant que les autres.

Mais si la morale est le lieu où se fortifie l'éthique, conduisant la raison de l'un aux autres, à la justice pour tous, elle est aussi le lieu où elle se perd, où l'autre, inévitablement, est perdu comme autre, à nouveau réduit au rang d'objet d'un système. Il lui faut encore s'exposer à l'autre et à la dérision pour que nos bonnes intentions, notre révolte contre l'injustice, notre humanisme déclaré ne se fassent pas eux-mêmes persécuteurs et violents, que notre volonté de bien faire ne soit pas violence sans frisson, au nom de principes, insensible, sans douceur, aveugle et sourde à cet enfant-ci qui ne me demande rien, si ce n'est tout simplement de prendre soin de lui, de lui montrer qu'il n'est pas seul. La bonne volonté, l'engouement pour les grandes causes, la Liberté, l'Egalité, la Justice, la Démocratie, ne nous permettent pas d'oublier que c'est cet enfant-ci qui est une fin, et que les principes, s'ils ne se ressourcent pas dans l'éthique, peuvent aussi, comme la technique, se prendre pour fin en soi, pour le terme du parcours autorisant, en leur nom, toutes les violences.

La pédagogie ne peut être une science, non seulement parce que l'Idée de Liberté l'interdit, mais aussi parce que du visage elle ne peut se saisir. A se vouloir science, elle serait non seulement immorale mais aussi anti-éthique. Si elle ne peut être une science, elle peut être un art. Comme tout art, elle a besoin pour s'exercer d'user de techniques, sans pouvoir pour autant céder aux séductions de la Technique. Comme art, elle peut user de techniques sans se laisser conduire hors de l'éthique, à condition de rompre avec la pensée technicienne, de ne pas se vouloir art-fabrication utilisant des moyens au service d'une fin précise. La pensée technicienne, avide de déterminations exactes et de résultats, impose son ordre et ses raisons ; elle voit en l'enfant un ensemble de propriétés qu'elle peut saisir, ordonner pour lui donner une forme stable et déterminée, et évaluer à partir d'un système d'appréciation prédéterminé, alors que chaque enfant est toujours une chose nouvelle qui se voit falsifiée si on la simplifie en l'enfermant dans un système de propriétés. L'art pédagogique ne peut être qu'accès à un autre mode de pensée, mais de cet accès il ne peut décider. Cet accès naît d'un dérangement qui surprend et désarçonne, nous faisant lâcher prise, abandonner notre faire, notre connaître, notre évaluer pour nous laisser saisir par la nouveauté, l'étrangeté et voir avec des yeux d'artiste. Voir avec des yeux d'artiste, c'est voir d'une autre façon que l'habituelle ; c'est se laisser saisir par des significations qui ne s'expliquent pas et qui imposent une transformation des rapports, à notre insu, un se laisser imposer au lieu d'un s'imposer. L'art pédagogique est alors éthique, art de vivre sans plan préétabli, préservation de l'humain qui ne peut être confié à la garde d'aucun système, mais à la garde de chacun qui en fait son oeuvre, et qui se donne dans des gestes, des mots simples et fragiles précédant toute réflexion, par lesquels nous répondons et non prenons, et pouvons porter témoignage de notre proximité fraternelle avec autrui. Il ne peut être une pratique, car l'éthique précède toute réflexion, car la réflexion, guidée par les Idées, convertit aussi comme la pensée technique, l'autre à son idée, l'autre dans un système. Mais, il est aussi une pratique, car si l'autre ne se laisse pas saisir comme objet d'un savoir ou d'une pensée, il demeure aussi membre d'un ensemble, membre de l'Humanité.

Si la pédagogie ne peut être qu'un art, cet art ne peut être ni seulement technique, ni seulement pratique, ni seulement pratique et technique, ni seulement éthique, ni seulement raisonné, ni seulement sans raison, ni indifférent à l'autre, ni indifférent aux autres. Elle est sans lieu, et en tout lieu, utopie qui se perdrait en croyant avoir trouvé son lieu. Et tant pis si on lui reproche ses échecs ; et tant mieux si elle est incapable, car c'est dans cette incapacité même que luit l'humanisme qui l'habite. Et tant pis, si on lui reproche d'être gesticulation inopérante, car elle est juste gesticulation, sans avoir à le démontrer. Elle n'a rien à prouver, car là où elle peut ne rien dire, ne rien faire, elle dit, fait, essaye de trouver d'autres possibilités pour ces enfants-ci pour lesquels, même si on ne lui a rien demandé, elle se sent responsable. Et s'il est vrai que cette responsabilité, qui la pousse à la recherche de médications adaptées, ne rend pas pour autant légitimes ses justes violences, pour eux, elle peut et doit encore trouver d'autres possibilités, ne pas céder devant les faits, car il y a toujours et toujours à faire pour aider cet enfant-ci, et celui-là, et tous les autres. De nouvelles réflexions, de nouvelles connaissances, de nouvelles techniques pédagogiques peuvent être mises au service de chaque enfant, mais chaque enfant est aussi un mystère, confié à la garde de chacun, qu'il ne faudrait pas vouloir évacuer, sous peine d'en faire un être sans visage, un simple moyen.