2.1. Pertes salariales sur le marché du travail nord-américain

Plusieurs travaux ont montré que les salaires des employés déplacés commençaient à diminuer déjà trois ans avant leur licenciement et qu’ils se stabilisaient ensuite lentement dans le nouvel emploi (Ruhm, 1991, Jacobson, Lalonde et Sullivan, 1993, De la Rica, 1995). Ces salariés connaissent donc des difficultés avant leur déplacement. Ce résultat confirme l’effet de signal négatif associé à un licenciement.

Par ailleurs, les travailleurs ayant été licenciés subissent des pertes salariales sur le long terme. Différentes raisons permettent d’expliquer de telles pertes : l’ancienneté, la perte de capital humain spécifique, le niveau de qualification et les conditions locales. Ainsi, Ruhm (1991) et Carrington (1993) montrent que l’ancienneté dans l’emploi précédent conditionne fortement une baisse des salaires en cas de retour à l’emploi.

A partir des données américaines du Panel Study of Income Dynamics, Ruhm (1991) crée pour chaque année de 1971 à 1975, une variable indicatrice correspondant à un déplacement du travailleur. Il utilise également des informations relatives au chômage et aux salaires des employés trois ans avant cette date de référence et quatre ans après. Il retient enfin l’information sur un éventuel déplacement connu en t + 4. Il estime à partir de la régression suivante, l’effet d’un déplacement en t sur les conditions d’emploi en t + n :

Y est le logarithme du salaire de l’individu i, X regroupe les caractéristiques observables et D indique si un déplacement a lieu en t. Y peut aussi bien représenter le logarithme du salaire que le nombre de semaines de chômage. Une telle estimation peut être biaisée si les variables explicatives telles que l’ancienneté dans l’emploi précédent ou le niveau d’éducation dépendent des caractéristiques inobservables qui vont influencer conjointement la variable dépendante et la probabilité d’être déplacé. Ainsi, pour tenir compte de l’hétérogénéité non capturée par X, on intègre à la régression le salaire avant déplacement. L’équation précédente devient donc :

Il estime ensuite le salaire en t, t + 1, t + 2, t + 3 et en t + 4pour mesurer l’effet d’un déplacement en t sur les conditions d’emploi futures. Ses résultats montrent que contrairement aux épisodes de chômage, la perte de salaire encourue après un déplacement se révèle être persistante. L’année t, les licenciés ont un salaire moyen 10% plus faible que celui des employés similaires. Quatre ans après la séparation, la différence est encore de 13.7%.

Cette persistance du différentiel de salaire peut résulter de l’attachement particulier du salarié déplacé à son ancien emploi en termes de qualifications ou de capital humain spécifique. Cette explication est confirmée par les études de Carrington et Zaman (1994) qui établissent à partir des données des Displaced Wokers Surveys 28 (1984, 1986 et 1988) que les pertes de salaire dépendent fortement de l’expérience et de l’ancienneté des individus. Ces résultats reflètent l’existence d’un différentiel inter-sectoriel de valorisation de l’ancienneté. Trois raisons permettent d’expliquer la corrélation entre ancienneté et salaires :

  • la qualité de l’appariement entre employeur et employés est seulement révélée au cours de la relation, ainsi les employés plus anciens tendent à avoir un meilleur appariement avec le poste qu’ils occupent par rapport aux individus ayant un niveau d’ancienneté plus faible ;
  • les individus anciens, toutes choses étant égales par ailleurs, ont pu accumuler un capital humain spécifique à l’industrie ou à la firme par le biais notamment de formations internes. Lors d’une séparation, ce capital humain est perdu, car difficilement transférable ;
  • les systèmes de rémunération comprennent des primes de salaire à l’ancienneté.Ainsi, les salariés ayant plus d’ancienneté percevaient des salaires plus élevés que les autres employés.

Si l’on considère que le salaire de réserve est fondé sur le salaire du dernier emploi, ceci peut expliquer que face à la même distribution d’offres d’emploi, les salariés moins anciens trouveront un emploi plus rapidement. Kletzer (1989, 1998) montre que les coûts de reclassement pour les travailleurs avec un niveau d’ancienneté élevé sont proportionnellement plus importants pour les non-qualifiés, ces derniers bénéficiant de compétences peu transférables d'un secteur à un autre. Carrington (1993) montre que l’ancienneté a une moins forte incidence sur les pertes salariales si les individus ne quittent pas leur poste ou leur secteur d’activité d’origine.

Par ailleurs, les salariés licenciés anciens envoient un signal négatif en termes de niveau de productivité. Plus la relation entre employeur et salarié est longue et plus il est vraisemblable que l’employeur a pu observer le niveau de productivité de son employé. Gibbons et Katz (1991) montrent que pour les salariés ayant moins de deux ans d’ancienneté, le fait de subir un licenciement sans fermeture de l’établissement n’a pas d’incidence sur le différentiel de salaire. Les travaux de Krashinsky (2002) permettent de nuancer ce résultat en introduisant la taille de l’entreprise comme facteur d’analyse supplémentaire. Il montre ainsi que quels que soient le type de qualification et la cause de licenciement, le travailleur connaît une perte de salaire si le déplacement concerne une grande entreprise et s’il retrouve un emploi dans un plus petit établissement (Brown et Medoff, 1989). Par ailleurs, il souligne que les fermetures concernent principalement les petites structures, ce qui permet d’expliquer pourquoi les licenciés concernés subissent des pertes salariales faibles. Sur le marché du travail canadien, Abe et al. (2002) montrent ainsi que les salariés canadiens licenciés ayant retrouvé un emploi dans une firme plus petite que leur entreprise d’origine subissent une perte supérieure de leur salaire, de l’ordre de 24%, par rapport aux licenciés économiques appartenant à une plus petite structure. Les rentes captées par les salariés peuvent se révéler plus importantes au sein d’une grande entreprise.

Enfin, une baisse d’activité généralisée à tout un secteur, ou toute une région, peut également rendre plus difficile la recherche d’un emploi similaire pour un travailleur licencié, ce qui rend le capital humain acquis dans ce secteur moins valorisable à l’extérieur de l’entreprise. Ceci peut également avoir des conséquences en termes de mobilité ou de migration de la part des salariés licenciés. Ces derniers peuvent être amenés à changer de région, ce qui implique des coûts de mobilité élevés au cours de leur recherche d’emploi. De ce point de vue, la perte de salaire ne serait pas simplement due à une perte de capital humain spécifique mais également à au déclin d’un secteur d’activité. Carrington (1993) montre que les conditions du marché du travail local jouent un rôle important dans la distribution des pertes salariales des travailleurs déplacés. Ainsi, un individu licencié d’une entreprise appartenant à un secteur en expansion connaît en moyenne une plus faible baisse de salaire que les individus appartement à un secteur en déclin. Cependant même si les conditions générales d’activité sur le marché local sont bonnes, l’effet négatif lié à l’ancienneté persiste. Les différences inter-sectorielles de salaires sont principalement dues :

  • aux rentes du marché et à la capacité des travailleurs à capturer ces rentes sous forme de salaires plus élevés, à travers notamment des taux de syndicalisation différents (Kuhn and Sweetman, 1998) ;
  • à des compensations salariales liées à la pénibilité de l’emploi ;
  • à des variations des coûts de surveillance ou de turnover.

Les résultats de Ruhm (1991) et Carrington (1993) ont été par la suite généralisés par Jacobson, Lalonde et Sullivan (1993). Ces derniers mettent en évidence un effet de sélection parmi les salariés licenciés et insistent sur la persistance des pertes salariales. Ils examinent l’ampleur et l’évolution des pertes de salaires encourues à la suite d’un licenciement, en suivant la chronologie des salaires pendant plusieurs années antérieures et postérieures au déplacement. Ils utilisent des données sur les travailleurs déplacés dans l’Etat de Pennsylvanie entre 1980 et 1986 qui leur permettent de comparer l’évolution des salaires d’employés présentant les mêmes caractéristiques et étant restés dans l’entreprise d’origine. Ils estiment ainsi le salaire que les travailleurs auraient pu percevoir s’ils n’avaient pas quitté leur entreprise. Ils intègrent également des facteurs macro-économiques pouvant influer sur les pertes salariales. Leur analyse se fait graduellement, ils proposent successivement deux modèles et un troisième plus général afin de pouvoir rendre compte de toute la complexité du processus de pertes salariales.

La différence entre ces deux modèles permet d’estimer la perte moyenne de salaire des employés déplacés. Les auteurs choisissent d’observer l’évolution salariale sur trois dimensions temporelles particulières : avant la séparation (baisse du salaire), au moment de la séparation et la période consécutive au déplacement (reprise du salaire). En supposant que les différences en termes de réduction de salaire parmi les différents groupes d’individus peuvent être résumées à ces trois moments, ils construisent les variables suivantes :

Le dernier modèle proposé généralise les modèles précédents :

Leurs résultats confirment ceux de Ruhm (1991). Ils montrent que le salaire des personnes licenciées commence à décroître de manière substantielle trois trimestres avant leur séparation 29 . Cette réduction s’intensifie juste après leur licenciement. Le salaire croît ensuite rapidement dans les six trimestres suivant la séparation. A partir de cette date, la croissance du salaire est plus faible de sorte que cinq ans après leur licenciement, la différence de salaire est encore de l’ordre de 25 % par rapport au salaire antérieur à la séparation. Cette évolution est observée quel que soit le groupe de travailleurs étudié (femmes/hommes ou jeunes/plus âgés). Leurs résultats nuancent également le poids du changement de secteur d’activité et de la perte de capital humain (Carrington, 1993) : les travailleurs ayant retrouvé un emploi dans leur secteur d’origine connaissent néanmoins d’importantes réductions de salaire.

La durée de l’épisode de chômage passée peut également expliquer les pertes salariales. Les travailleurs licenciés confinés dans l’état de chômage sont incités à accepter des offres de salaires en dessous de leurs prétentions initiales (baisse de leur salaire de réserve). Par ailleurs, ils peuvent changer de statut d’emploi, c’est-à-dire passer d’un contrat à durée indéterminée à un contrat à durée déterminée (CDD) ou à temps partiel. Examinant les conséquences d’un déplacement pour la période allant de 1981 à 2001, Farber (2003) montre que les salariés licenciés ont une plus forte probabilité de retrouver un emploi à temps partiel. Cette probabilité est toutefois plus élevée pour les femmes. Ce résultat se vérifie non seulement pour les individus possédant déjà un tel statut avant la séparation mais également pour 10% des salariés dont l’emploi précédent était à temps plein.

Les études empiriques menées sur les marchés du travail européens confirment ces résultats. Cependant, les pertes salariales encourues se révèlent plus faibles et moins persistantes que pour les travailleurs déplacés américains.

Notes
28.

L’enquête bimensuelle sur les travailleurs déplacés américains a démarré au début des années 80. Elle est un complément à l’enquête menée par le bureau des statistiques du travail (Current Population Survey). Cette enquête est très précise puisqu’elle permet de mesurer les durées de chômage en semaines. Les études menées sur cette enquête se concentrent en général exclusivement sur les hommes. Il peut donc être difficile de comparer directement les résultats obtenus avec notamment d’autres études européennes.

29.

Margolis (1999) précise toutefois qu’en France, une grande partie des individus occupent un emploi à temps partiel. Ces mouvements peuvent être le résultat de licenciements temporaires, quelques années avant la fermeture de l’entreprise.